Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/23

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gnour ! baias-me la pas ! (Ô seigneur, donnez-moi la paix), je jure moun Dieu ! je jure moun Dieu !

Elle levait vers lui de grands yeux qui l’imploraient.

Rouletabille y plongea les siens, puis la lâcha, apparemment radouci. Il essayait de se calmer lui-même, et pour la calmer, elle, il lui parla le langage de son terroir…

Tout à l’ouro… de quei que t’avié troubalado ! (Qu’est-ce qui t’avait troubléé tout à l’heure ?)…

— Le sais-je ? fit-elle… vos yeux me faisaient peur !

— Tu mens, Estève, tu sais quelque chose que tu ne veux pas me dire, mais apprends que l’on a enlevé ta maîtresse, cette nuit, que l’on est allé chercher le juge et que tu vas être arrêtée comme complice !

— Enlevée ! Enlevée ! s’écria la pauvre fille et elle s’écroula avec des larmes au pied du lit de Mlle de Lavardens ! Ah ! soupira-t-elle, perquêté sies envoulado ? (pourquoi t’es-tu envolée ?)

— Estève, je te crois une honnête fille, reprit Rouletabille, mais tu peux avoir commis quelque imprudence qui te sera pardonnée si tu parles avec sincérité… N’es-tu pas entrée hier en conversation avec des personnes qu’on n’a point l’habitude de voir au Viei Castou Nou ou dans les environs ?

— Non, monsieur !… Non, monsieur !… Avec personne !… Ah ! attendez ! attendez !… Hier matin, la grille était ouverte, je faisais la chambre de mademoiselle et j’ai aperçu devant la grille un homme de mauvaise mine… Justement mademoiselle passait et j’ai vu que ce vaurien était assez osé pour appeler mademoiselle.

— Et mademoiselle, qu’est-ce qu’elle a fait ?…

— Elle est allée à lui et lui a parlé pendant quelque temps, bien gentiment, ma foi !… Mademoiselle est trop bonne avec les gens de la route… surtout quand ils sont faits comme celui-là qui avait l’air d’un vrai brigand et qui regardait mademoiselle avec ses yeux du diable…

— Quand mademoiselle est rentrée, elle ne t’a rien dit ?

— Non !… mais moi, je l’ai questionnée. J’étais curieuse de savoir ce que voulait cet homme. Elle m’a répondu :

» — C’est un tondeur de chiens ! Il m’a demandé si je n’avais pas un chien à tondre !…

» C’est tout ce que mademoiselle m’a dit… Alors moi, je suis retournée à la fenêtre, mais l’homme était parti… N’importe, sa figure ne me revenait pas ! C’est sûrement lui qui a fait le coup !… Ah ! pauvre mademoiselle, se reprit à gémir Estève, elle si confiante… si bonne avec tout le monde !… »

À ce moment, Jean arrivait en trombe… On l’entendait bondir dans l’escalier et crier :

— Odette ! Odette !

Rouletabille enferma d’un tour de clef Estève dans un petit cabinet voisin en lui jetant :

— Tu es ma prisonnière ! Nous sommes loin d’en avoir fini tous les deux !

Puis il ouvrit la porte de la chambre à son ami à qui il n’eut qu’à montrer le lit non défait pour lui apprendre le nouveau malheur qui le frappait et qu’il redoutait par-dessus tout !…

Jean poussa un rugissement :

— Ah ! le misérable !

— De qui parles-tu ? lui demanda froidement Rouletabille.