Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/31

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vantage… Vous me permettez de dire adieu à Odette ?

— Oui mon garçon !

Le jour de son départ, il les laissa même seuls un instant. Odette pleurait. L’autre lui demanda sa parole.

— Papa m’a fait jurer sur les saintes de ne pas vous la donner, Hubert ; mais voyez mes larmes… Il faut attendre le retour.

Hubert partit le cœur en liesse, décidé à faire fortune le plus rapidement possible et par tous les moyens.

Or Odette n’aimait pas, ne pouvait pas aimer Hubert. Tout le côté délicat qui était en elle, son étrange petite âme qu’Hubert n’avait même pas soupçonnée, commencèrent d’apparaître avec la jeune fille, c’est-à-dire après le départ d’Hubert ; et ce fut dans ce moment-là que Jean de Santierne parut dans les Camargues.

Appartenant à une vieille famille provençale, il venait d’hériter de vastes espaces sur les bords du petit Rhône et aux environs des Saintes-Maries, où dès lors il revint souvent, attiré par le charme d’Odette. Rouletabille était dans sa confidence et lui aussi devint assez souvent le commensal de M. de Lavardens. Celui-ci voyait avec plaisir le tendre sentiment qui commençait à naître entre Jean et sa fille.

Artiste et poète, Jean eut tôt fait de révéler Odette à elle-même. Celle-ci en fut transportée. Hubert ne lui avait fait connaître que des gestes, Jean lui apporta le souffle qui transforme un être et lui fait découvrir un monde par-delà les choses visibles. Et puis, il lui parlait comme à une nouvelle Mireille en la regardant si tendrement : « Le gai soleil l’avait éclose, son visage à fleur de joues avait deux fossettes et son regard était une rosée qui dissipait toute douleur — et folâtre et sémillante — et sauvage quelque peu — ah ! dans un verre d’eau, en voyant cette grâce, toute à la fois vous l’eussiez bue ! »…

Toute la douleur fut pour Hubert quand il revint, riche. Ce fut un coup de foudre pour le père de Lavardens qui, connaissant le caractère du garçon, pouvait s’attendre au pire. Quant à Odette, elle n’en fut nullement émue. Elle l’avait à peu près oublié depuis quatre ans, et puis elle adorait Jean, à qui elle venait d’être fiancée.

M. de Lavardens supplia les jeunes gens de garder momentanément le secret sur ces fiançailles… mais tout le pays déjà avait renseigné Hubert. Lui aussi eut recours à la dissimulation ; il fit des visites correctes, reprit sans arrière-pensée apparente la vie d’autrefois, invita même à son mas les jeunes gens et Rouletabille.

Ce ne fut que lorsque Santierne et le reporter furent retournés à Paris qu’il commença son attaque. Elle fut brutale comme toujours. La fortune ne semblait pas l’avoir changé. Autant il s’était montré sournois pendant le séjour de Jean, autant il se découvrit après son départ. Hubert s’était renseigné sur Jean. Il en parla à Odette avec mépris comme d’un garçon de mœurs faciles qui vivait à Paris avec une danseuse nommée Callista. Odette le quitta, affolée. Elle dit à son père que la vue d’Hubert lui était devenue insupportable et elle le supplia de la laisser partir avec sa vieille servante chez une de ses tantes, dans l’Aveyron. M. de Lavardens accueillit avec joie cette proposition et Odette prenait le train le soir même. Elle revenait le surlendemain, au grand étonnement de son père, s’accusant d’avoir agi comme une sotte. Elle avait réfléchi, expliquait-elle. Elle ne voulait pas qu’Hubert pût croire qu’elle avait peur de lui… Le soir même, après une conversation que M. de Lavardens eut avec la vieille servante qui avait accompagné Odette, la domestique était congédiée et retournait aux Baux, dans son pays. C’était si inattendu que personne au Viei Castou-Nou ne s’expliqua ce départ et qu’un troublant mystère commença de planer sur ce singulier voyage.

Quelques jours plus tard, Hubert se livrait à des extravagances. Il s’était mis à boire et au milieu d’une troupe de guar-