Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/33

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» M. de Lavardens, continua Hubert, avait ma lettre à la main. Il me la jeta à la figure et me dit, littéralement écumant :

» — Vous avez osé écrire cela à ma fille ! Pour qui prenez-vous Odette ?

» Et il accompagna cette question des plus ignobles injures !… Le voyant dans cet état, je fis tout mon possible pour conserver mon sang-froid, et je lui répondis aussitôt :

» — J’ai eu tort, en effet, de lui demander un rendez-vous ! Mais il faut pardonner à un garçon que vous avez exaspéré, qui adore votre fille et à qui vous avez manqué de parole !

» Il me répliqua que j’aurais dû comprendre dès le premier jour qu’il ne me donnerait jamais Odette, que j’en étais indigne, que je n’étais qu’un palefrenier, etc. Bref, il alla si loin dans ce genre de compliments que je ne pus me contenir plus longtemps et que je portai la main sur lui pour le pousser hors de chez moi. Il était venu avec un fouet à chien dont il voulut me frapper ; aussitôt nous fûmes aux prises de la façon la plus sauvage. C’est dans ce moment qu’il a dû m’arracher ma cravate. Enfin, j’en eus raison et le rejetai dans le jardin avec d’autant plus de violence qu’il s’était accroché à moi avec plus de fureur…

» Puis je refermai ma porte… Je l’entendis qui s’éloignait en continuant ses injures ; quant à moi, j’étais accablé, anéanti, moins par la brutalité de cette scène que par la certitude que j’avais d’avoir perdu Odette pour toujours et je restai un long temps sans faire un mouvement. Quand je sortis de cette sorte de léthargie, qui dura peut-être des heures, je me précipitai hors de chez moi comme un fou et me mis à courir dans la campagne. Combien de chemin ai-je fait ? Où suis-je allé ? Par où suis-je passé ? Il me serait impossible de vous le dire ! Ce n’est qu’à l’aurore que je commençai à recouvrer ma raison, à me rendre compte de l’état lamentable dans lequel je me trouvais, si bien que je me cachai de tous ceux que je rencontrais pour n’avoir pas d’explication à leur fournir, et c’est ainsi que j’essayai de rentrer chez moi sans être vu pour me changer et réfléchir aux résolutions que j’avais à prendre. Mais alors vous m’avez arrêté et ainsi j’ai appris qu’on avait assassiné M. de Lavardens et enlevé Odette ! »

Ayant fait cette confession, il se tut, et ce jour-là, le juge ne put en tirer un mot de plus. En vain voulut-on le mettre en contradiction avec lui-même, lui faire entendre que, malgré l’habileté de son récit, les faits le démentaient de la façon la plus éclatante : par exemple, si, après cette orageuse explication, M. de Lavardens était rentré simplement au Vieux-Château-Neuf, il n’aurait point manqué de fermer la porte