Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du parc derrière lui ; or la clef était encore sur la serrure, d’où cette conclusion que M. de Lavardens avait été frappé chez Hubert et s’était traîné hâtivement chez lui pour y chercher du secours… En chemin, il succombait à sa blessure pendant qu’Hubert emportait Mlle de Lavardens sans doute évanouie, en tout cas réduite à l’impuissance ! et peut-être frappée, elle aussi, ajouta le juge…

— Car, enfin, puisque vous ne voulez pas nous dire où elle se trouve, nous sommes bien forcés d’imaginer le pire !… Avez-vous emporté Mlle de Lavardens morte ou vivante ?…

À cette dernière question que lui posa obstinément le juge, Hubert ne répondit qu’en haussant les épaules et en lui jetant un regard diabolique.

Le soir même, il fut conduit à la prison par des chemins détournés, car on voulait éviter le populaire qui était fort en émoi et très excité contre lui. Hubert avait laissé en Camargue beaucoup d’ennemis qui, depuis son retour, avaient fait courir sur lui et sur l’origine de sa nouvelle fortune les bruits les plus malveillants.

La vérité était que l’on ignorait tout de ce garçon depuis quatre ans ; lui-même parlait vaguement d’un commerce de cabotage en Extrême-Orient et détournait la conversation dès qu’on essayait de le mettre sur ce sujet. Il se bornait à dire que les premiers temps avaient été très durs et qu’il avait beaucoup souffert.

Quand il se vit enfermé dans un cachot et que c’était là l’aboutissement de tant d’efforts, il secoua sauvagement les épaules comme s’il eût voulu se débarrasser du poids de son infortune et, dans sa gorge rauque, il eut un grondement de bête traquée. Il ne toucha point à la nourriture qu’on lui apporta, mais, d’un trait il vida une cruche d’eau. Et puis, il s’assit sur son escabeau, les coudes aux genoux, la tête dans les mains.

Soudain, son attention fut éveillée par un bruit continu qui venait de dehors, une sourde rumeur glissant au pied des murs qui le retenaient prisonnier… Certains mots même, d’une consonance étrangère, frappèrent son oreille… Il se souleva, dressa la tête ; au-dessus de lui, tout là-haut, le carreau blafard d’une étroite fenêtre lui envoyait un reflet de la nuit blême. Il mit l’escabeau sur sa couchette et se hissa ainsi jusqu’à cette ouverture que barrait une croix de fer.

Le carreau n’était que poussé ; il l’ouvrit ; alors les voix du dehors se firent plus distinctes. Parmi le claquement de fouets et le remuement des sandales, des bouts de phrases arrivaient jusqu’à lui qui n’étaient certes point du provençal, mais du pur romané de Valachie… Ainsi la voix d’un enfant geignait haut, à plusieurs reprises : « Mec naxim tegalitsia ! » (Je n’ai pas mangé !), et sa raya (sa mère) l’envoyait au Beka, c’est-à-dire au diable. Puis passèrent des chants, une douce invocation à debla (au soleil) et puis des injures parmi lesquelles revenait une voix irritée : Ushela ! ushela ! (chienne ! chienne !). Et tous ces mots, Hubert les comprenait… En même temps, son regard allait se poser au loin sur la route, blanche de lune, tachetée des ombres de la caravane qui remontait vers le nord avec son peuple dépenaillé, ses roulottes grinçantes, ses chevaux étiques et jamais fatigués, qui ont usé leurs sabots à tous les chemins du vaste monde… Plus proches, de sombres silhouettes se tournaient une dernière fois vers les Saintes-Maries où elles étaient venues, pous-