Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/35

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sées par un rêve peut-être réalisé… si proches étaient-elles qu’on voyait briller leurs regards noirs dans leurs yeux de jade… et il semblait à Hubert que tous ces visages ne lui étaient pas inconnus…

Un nom répété avec allégresse le rejeta dans le gouffre noir de sa prison :

Sever-Turn !

Alors, sur le mur opaque qu’il avait dressé, de toute sa volonté obstinée, entre le passé et l’avenir, des traits coururent, des traits de soufre qui commencèrent de dessiner des images de malheur, de ruine et de dévastation, où se traînait une damnée ombre qui ressemblait à Hubert comme un frère… Dans le fond les tours croulantes d’une cité maudite, ravagée par des catastrophes séculaires : invasions, peste, choléra… Sever-Turn ! Sever-Turn !… Après la ruine de Babylone, le peuple gypsie (c’était son nom égyptien), le plus vieux du monde, accouru de la préhistorique Atlantide et retournant vers l’Occident d’où il était venu, avait trouvé un refuge à Sever-Turn, mais depuis le premier désastre qui avait passé sur la ville au temps de l’Égire, et d’où les gypsies s’étaient enfuis épouvantés, ceux-ci n’avaient plus trouvé un toit pour les abriter sur la terre, et les autres pays appelaient ce peuple le peuple bohémien comme par dérision, car il n’avait jamais habité la Bohême.

Si les Bohémiens, chassés de frontière en frontière, ne savaient, vivants, où reposer leurs têtes, on pouvait se demander également où reposaient leurs morts, car jamais on ne vit tombe de bohémien, si bien que la légende raconte qu’ils détournent le lit des ruisseaux pour y enfouir les corps qu’ils veulent sauver de la profanation des roumis…

Au cours des siècles, les ancêtres avaient prétendu que tant de malheurs étaient le châtiment de leur lâcheté… Ils n’auraient pas dû abandonner la ville sacrée ; là seulement, là encore était le salut ! Certaines familles, du reste, étaient restées à l’ombre du temple, dans ce pays si désolé et si malsain qu’on ne songeait point à le leur disputer… D’autres, sur la foi des prédictions, y revinrent, et c’est ainsi que l’on vit se reconstituer au commencement du siècle ce patriarcat de Transbalkanie qui, ne se trouvant sur aucune grande route du monde et enfermé dans les montagnes abruptes, a conservé jusqu’à notre époque des lois et des coutumes dont l’antiquité est au moins comparable à celles de la mystérieuse Albanie, première patrie des Pelasges…

Que faisait cette damnée ombre d’Hubert se traînant dans ce pays ravagé une fois de plus par la peste… si lamentable lui-même, cachant un corps dévoré de fièvre sous un habit bohémien, pour échapper à un peuple qui, dans son malheur, accuse l’étranger ? Voyons-le comme il se voit à deux ans de distance, trouvant encore la force de se hisser sur un cheval volé et fuyant ce pays de la mort. Mais tout à coup un bras se dresse sur le chemin… un bras qui l’appelle… Un vieillard, richement vêtu comme le sont les prêtres qui officient dans les temples orthodoxes ou byzantins, est là qui agonise, frappé par le fléau. Il lui tend dans sa gaine de cuir un objet qu’il tenait serré sur sa poitrine… Il rassemble son dernier souffle pour lui dire :

— Tu es de la race, descends et prends !… C’est le Livre des ancêtres !…