Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/66

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— Moun Dieu ! qu’est-ce que ça peut bien être encore ! gémit la pauvre Estève…

— Tu vas me dire, fit Rouletabille penché sur la femme de chambre qui le fixait avec un effroi grandissant… Tu vas me dire… Ne me regarde pas comme ça !… c’est moins que rien ce que je vais te demander… Tu vas me dire si Mlle Odette a un signe sur l’épaule gauche !…

— Un signe sur l’épaule gauche ?… répéta la soubrette en ouvrant des yeux énormes… en voilà une question !…

— Je ne te demande pas d’apprécier ma question, je te demande d’y répondre !… A-t-elle un signe sur l’épaule gauche ?

— Bien sûr que non, qu’elle n’a pas de signe sur l’épaule gauche… ni sur l’épaule droite !…

— Enfin, tu me comprends bien !… insista Rouletabille… on a quelquefois sur la peau ce qu’on appelle une tache de vin, ou une envie !… tu l’as souvent déshabillée, ta petite maîtresse, tu aurais pu voir !…

Péchère ! si j’aurais pu voir !… Elle n’avait rien du tout !… Elle avait la peau aussi nette qu’un miroir…

— Pas une tache ? Rien ?

— Non ! que je vous dis…

— Pas même un petit grain de beauté, caspitello !…

— Elle était belle de bout en bout, mais de grain de beauté, non, elle n’en avait pas !…

— Tu ne me trompes pas ? Tu n’as du reste aucune raison de me tromper !

— Eh ! qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse qu’elle ait un grain ou qu’elle n’en ait pas !…

— Bien, fit Rouletabille pensif… c’est tout ce que je voulais savoir… et il la quitta brusquement comme toujours.

— C’est lui qui a un grain !… murmura Estève derrière lui.

Le reporter venait de quitter le château et entrait dans le petit bourg de Lavardens quand il aperçut Jean qui se dirigeait vers la grille du Viei Castou Nou. Il l’appela. Aussitôt Jean courut à lui.

— Je te retrouve !… s’écria Jean… Tu te rappelles ce que tu m’avais dit ?

— Quoi donc ?

— Que j’aurais des nouvelles d’Odette.

— En effet, je me souviens de t’avoir dit quelque chose comme ça !…

— Eh bien, figure-toi que j’ai fait une rencontre extraordinaire. Je me trouvais dans la campagne, à deux pas d’ici. Je ne m’étais pas trop éloigné du Castou Nou puisque tu me l’avais recommandé.

— Et alors ?

— Et alors, je m’étais assis sur un talus, pensant à tout ce que tu m’avais dit, assez triste du reste, malgré tes encouragements, et me demandant comment tu pouvais parler avec tant d’assurance d’une affaire qui m’apparaît de plus en plus obscure, de plus en plus atrocement mystérieuse… et où je trouve, sans en soupçonner la raison, tant de gens ligués contre nous… quand je vois arriver une petite gamine couverte de haillons, une petite bohémienne certainement, qui portait des paniers et un fagot de scions d’osier… Elle regarda autour d’elle, comme si elle voulait s’assurer qu’elle n’était vue de personne… et puis, se penchant sur moi, elle me dit :

» — Vous êtes bien monsieur Jean ?

» — Oui, fis-je, que me veux-tu ?

» Elle répondit à ma question en m’en posant une autre :

» — Seriez-vous bien aise, me dit-elle, d’avoir des nouvelles de la demoiselle ?

» Tu penses l’effet que me produisirent