Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/8

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tous les mondes !… C’est elle qui « t’aura » ! En tout cas, tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ?… Dis-moi que tu ne l’aimes pas !…

— Moi, répliqua Rouletabille… rassure-toi !… je la déteste !…

— Et elle ?…

— Elle aussi !…

— Vous en êtes là !…

— Oui, mais parlons d’autre chose… Dis-moi ce qui t’amène !

— Dis-moi d’abord comment tu as été cambriolé ?

— C’est honteux à raconter… Voilà !… Tu sais que j’ai l’habitude de rester tard au journal !… Je ne rentre guère ici avant deux heures du matin… Hier soir, par hasard, je me suis couché à dix heures… Je me sentais fatigué, las, inexplicablement. Je me suis même, demandé depuis, si l’on ne m’avait pas fait prendre, sans que je m’en aperçoives quelque narcotique…

— Où as-tu diné et avec qui ?…

— Calme-toi ! Pas avec elle ! et ici !…

— Es-tu sûr de ton domestique ?

— En principe, je ne suis sûr de personne… mais raisonnablement, j’ai dû repousser l’idée du narcotique… En admettant que mon domestique fût d’accord avec mes cambrioleurs, ils avaient tous intérêt à me voir partir le plus tôt possible et non à me retenir, même endormi, chez moi !… Non ! ils ont été aussi étonnés de m’y trouver que moi de les y voir… Je m’étais donc couché ; il pouvait être minuit et demi, une heure du matin quand j’ouvris les yeux ; un bruit singulier, un grincement répété, comme d’une lime sur une serrure, me sortit de mon appesantissement… et tout à coup il y eut un fort craquement et puis plus rien !… Il me semblait que l’on venait de forcer un meuble avec une pince monseigneur… Ce n’était peut-être qu’une illusion, le bruit naturel d’une boiserie qui éclate. Je me soulevai, assez flasque. Tu sais si je suis courageux, eh bien ! la nuit, je me suis trouvé souvent inquiet comme un enfant devant les bruits inexplicables que font les choses dans les ténèbres…

» Oppressé la sueur aux tempes, j’allongeai la main jusqu’au tiroir de ma table de nuit. Il était vide de mon revolver. Je me rappelai l’avoir laissé dans une case de mon bureau. Justement, les bruits venaient du studio. Ils avaient repris ; le grincement recommençait : cela se précisait et, devant cette précision, je reconquis soudain tout mon sang-froid…

» Je me glissai hors du lit, j’entr’ouvris avec précaution la porte de ma chambre. Il y avait un rais de lumière qui ourlait le bas de la porte du studio donnant sur le vestibule. Je me souvins d’une matraque dans le porte-parapluies… Je m’en armai et allai coller mon oreille contre la porte du bureau. J’entendis des voix qui chuchotaient des mots dans une langue que je ne comprenais pas. Mon domestique couche à l’étage supérieur, j’étais seul contre une bande qui n’hésiterait certainement pas à me faire un mauvais parti : je résolus de sortir de l’appartement s’il en était temps encore et d’aller prévenir le concierge ; mais, au même moment, la porte du studio s’ouvrit, il y eut quelques exclamations vite étouffées et trois hommes me sautèrent à la gorge…