Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/80

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scène initiale de ce drame, Rouletabille s’adressa au juge :

— Voyez l’inconvénient, monsieur Crousillat, de ne point marcher partout et toujours en s’appuyant sur le bon bout de la raison !… Qu’avez-vous fait ? Partant d’une idée préconçue, celle de l’assassinat, vous avez cherché ce couteau-poignard partout où M. de Lauriac aurait pu le jeter, une fois le crime accompli… et vos perquisitions sont restées vaines ! que si au contraire, vous vous étiez laissé d’abord diriger par le « bon bout de la raison », celui-ci vous aurait conduit aussitôt à l’endroit où, normalement, le couteau devait se trouver ! Car enfin, quelle est la fonction normale d’un coupe-papier ? c’est de couper du papier, de détacher des pages !… et quelle est sa place normale, c’est, s’il ne se trouve point sur le bureau, de se trouver dans un livre !… Monsieur Bartholasse, soyez satisfait, ce terrible coupe-papier, le voici !…

Et Rouletabille, ouvrant un énorme livre qui était certainement en dépit des déprédations dont il avait souffert, la plus belle parure de la bibliothèque d’Hubert, en fit glisser l’objet tant recherché…

— Comme vous le voyez, dit-il, en tendant le coupe-papier au juge d’instruction, il n’y a point de sang dessus !… ni sang ni encre, sur celui-ci !… Allez, allez, monsieur le juge ! signez la mise en liberté de M. de Lauriac !… M. Hubert est innocent !… Du reste, vous ne pouvez plus relever aucune chose contre lui !… et prolonger sa détention serait un acte tout à fait arbitraire !…

Le reporter n’eut pas à insister davantage. Quelques minutes plus tard, Hubert était en liberté.

— Vous avez eu de la veine que je retrouve le coupe-papier, monsieur de Lauriac ! lui dit Rouletabille… Avouez que je vous ai procuré un réel soulagement… Car enfin, ce couteau, si vous aviez su où il était, vous l’auriez montré, puisqu’il n’avait pas servi !… Mais étiez-vous sûr qu’il n’eût pas servi ?…

Hubert lui jeta un regard terrible…

— Monsieur, fit-il d’une voix sourde, je vous dois ma libération, mais comme je vous dois aussi mon arrestation, vous me permettrez de ne point vous remercier !… C’est tout ce que j’ai à vous dire pour aujourd’hui, mais soyez sûr que nous nous retrouverons !…

— À bientôt ! lui jeta Rouletabille.

Mais l’autre était déjà loin.


III. — Le Livre des Ancêtres continue à parler

À la date de ce jour, carnet de Rouletabille : Rencontré Jean, qui vient d’apprendre que j’ai fait mettre Hubert en liberté ! Je ne m’attendais pas à des compliments, mais s’il ne m’a pas battu, c’est tout juste !

» — Tu t’occupes de cette brute et pendant ce temps tu ne te demandes même pas ce que devient Odette !

» — À propos d’Odette, fis-je, es-tu sûr qu’elle n’avait pas un signe sur l’épaule ?

» Il montra à cette question le même ahurissement qu’Estève… et, comme je ne peux pas lui expliquer en ce moment pourquoi je lui demande cela, il me reproche avec la dernière amertume ma façon d’agir depuis mon arrivée en Camargue. D’étranges soupçons lui montent au cerveau :

» — Tu ne veux donc pas qu’on la retrouve !… s’écrie-t-il.