Page:Les Œuvres libres, numéro 7, 1922.djvu/213

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méchant que de dire de l’artiste que son œuvre est un champ de navets — c’était l’appréciation de la belle Savari — et du citoyen, qu’il a dû quitter Paris vous éviter les suites d’une affaire de mœurs — c’était la certitude de la baronne, et cette idée ne lui déplaisait pas. — Je dois à la vérité de dire que ces opinions changèrent radicalement quand on me sut la sœur du peintre, et qu’on loua dès lors mon frère de faire un héritage qui allait lui épargner les besognes commerciales. En somme, j’étais sympathique et réputé galant homme.

Mais sur Robert de Lieuplane, le silence fut plus cruel que l’opinion. Il s’était tenu à table avec un souci évident de bonne compagnie ; mais il avait mangé des os de poularde avec les doigts, essuyé ses verres avant de s’en servir, et ri si grassement qu’il en éclaboussait la nappe. J’entendis aussi Mme Chabrol confier à Rolande qu’elle avait dû tout le repas redouter les pieds de son voisin ; et ce voisin n’était autre que mon fiancé. Au surplus, les « ça colle » n’avaient cessé d’émailler sa conversation ; et je surpris que le mot avait été adopté par deux jeunes gens, qui le répétaient en acceptant de Rolande un verre de liqueur. Si j’avais été jeune fille et maîtresse de moi, ces simples détails m’eussent à jamais écarté d’un prétendant aussi malappris ; mais je n’étais qu’une vierge artificielle et je sentais peser sur moi l’atroce pouvoir expérimental du professeur Tornada.

Il rentrait dans le salon... De quelle force mystérieuse était-il donc détenteur ? Dès l’apparition de ce personnage satanique, qui ne s’était pourtant point inquiété de moi durant tout le repas, je me sentis cette fois à nouveau circonscrit par l’orbe, magnétisé par les phosphorescences de sa barbe, qu’on ne voyait pas dans les lumières, mais qui devaient agir. D’un bond, je fus auprès de lui.