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— Du rhum ! je meurs ! — Veux-tu me cueillir une touffe
De ces fleurs ? — Ôtez-moi ce cadavre, il m’étouffe !
— À boire ! — Je m’endors, secouez ma torpeur !
— À ce vol de corbeaux, venez donc faire peur !
Elle revient toujours sur moi leur bande noire !
— Soulève-moi la tête avec un sac ! — À boire !
— Là, cherche dans ma poche un portrait effacé…
— Regarde et dis-moi donc ce que j’ai de cassé.
— Ton manteau ! — Va chercher les porteurs de civière ![1]

. . . . . . . . . . . . . . . .

— Viens retirer ma jambe, elle est sous mon cheval !

À boire ! — Hé là ! pour moi ne ferez-vous… j’ai mal !…
Ce qu’on eût fait pour vous en détresse pareille ?
— Un coup de pistolet, par pitié, dans l’oreille !
À moi ! — Non, non ! à moi ! — Je vais mourir ! — Je meurs !
À boire ! — À boire ! » Hélas ! et bien d’autres rumeurs !

Le temps passait. Les cris s’affaiblissaient. L’horrible
Était que je sentais qu’il était très possible
D’en sauver. Je pouvais en sauver deux ou trois.
Mais mon cœur ne pouvait se résigner au choix.
J’allais de-ci, de-là, ne sachant plus que faire.
Je murmurais : « Grand Dieu ! faut-il que je préfère ?
Oh ! lesquels secourir ? » Je ne décidais pas ;
Et la pitié faisait vagabonder mes pas !
Je craignais de commettre une injustice énorme.
D’en soigner un, peut-être, en voyant l’uniforme
Ami, de négliger quelqu’un des ennemis !
Pourquoi cet officier galonné, si bien mis,
Plutôt que ce soldat sans souliers et sans grade ?
J’avance brusquement, et puis je rétrograde !
Un enfant m’attendrit, — j’aperçois un aïeul !
Je pense trop à tous pour m’occuper d’un seul !

  1. Ici un alexandrin manque.