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Enfin, désespéré devant la tâche immense,
Ne sachant plus par quel il faut que je commence.
Estimant qu’en sauver deux ou trois serait vain,
Je me laisse tomber sur les bords d’un ravin,
Et sanglotant, criant : « Que faut-il que je fasse ? »
Couvrant éperdument de mes deux mains ma face ? »
Je demeure écroulé, gémissant, inactif,
Désespéré.
Désespéré.J’entends un murmure plaintif.
J’ouvre les yeux. Je vois, dans l’atroce herbe brune,
Sinuer un ruisseau tout argenté de lune,
Lequel s’est, par hasard, et bien que traversant
Tous ces corps emmêlés, conservé pur de sang.
Un homme va et vient, met les genoux en terre.
Puis à ce ruisselet s’élance, désaltère
Un blessé, puis revient, trempe un linge dans l’eau
Et va panser le front d’un malheureux nouveau.

Il est seul comme moi. Que fera-t-il ? N’importe !
Il soulève des fronts, encourage, transporte,
Soigne, abreuve. Il s’est mis près du premier qui gît.
Il est seul, comme moi. Nul ne l’aide. Il agit.
Il sauve ceux qu’il peut. Les autres, s’il y pense,
Ne le distrayent pas des quelques-uns qu’il panse.
Il verse un cordial, puis prend l’air satisfait…
Comme si, dans ce mal, ça comptait, ce qu’il fait !
Et je le reconnais : c’est un être vulgaire,
Un homme, justement, que moi je n’aime guère
Parce qu’il appartient aux médiocres esprits
De qui tout ce que j’aime, ou presque, est incompris.
Sa raison est pesante, et son style comme elle.
D’où vient que ce bonhomme à mon rêve se mêle ?
C’est un simple. Toujours, j’en ai fait peu de cas.
On ne peut le ranger parmi les délicats.