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l’amour de la vie, qui est divine, et tout ce qu’un mortel apporte avec lui dès qu’il voit la lumière, et qu’il regarde, et qu’il aime, et qu’il jouit avec son corps et les organes de son corps.

— Tu crois ?… fit Cléophon.

— J’en suis sûr.

— Tu ne crois pas aussi qu’il pourrait être une beauté terrible, unissant les délices de la sensualité à la douleur, à la mort même, comme si l’on se moquait d’elles, et si on leur disait : « Tu n’es pas » ?

— Oui, certes ! quelle idée ! Je n’y avais point pensé. Serais-tu poète, toi aussi ? Tu devrais écrire cela.

— Ce n’est point à écrire que je songe !

Durant qu’ils conversaient, la taverne, peu à peu, s’était remplie. Des filles, et aussi des jeunes hommes, y amenaient des clients. Les chambres coûtaient dix oboles. On payait d’avance. Innocemment, le fils du tavernier, un enfant de dix ans à peine, se levait avec un broc rempli d’eau, parfois un petit bol de graisse parfumée d’un peu de myrrhe, qu’il allait porter au couple disparu.

— C’est là que tu vis, tous les jours ? demanda Cléophon au poète.

— Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui t’étonne ? Les choses qu’à tout instant on garde sous les yeux sont comme si elles n’étaient point, on ne les voit plus. Je suis comme cet enfant…

Un centurion entra, cambré dans les écailles de sa cuirasse. Distinguant Cléophon, il lui fit signe :

— Tu es revenu ?…

— Prête-moi, dit brusquement Cléophon, ta cuirasse, ton casque, tes jambières. On te les rapportera demain, dès l’aube.

— Tu veux changer de rôle ?… À ton aise. Mais ma cuirasse ne t’irait pas. Compare-moi,