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je suis un mâle… N’aie pas l’air si contrarié : j’ai près d’ici un collègue… Je vais l’appeler : Iacchos lui-même ! — et de ta taille. Tu pourras sûrement t’arranger avec lui.

Quelques minutes plus tard, Cléophon sortait vêtu comme un centurion, un casque sur la tête, le visage à moitié caché par le grand manteau de bure brune qui était d’ordonnance. Il allait au lupanar où la volonté du gouverneur venait d’enfermer Eutychia. Cette idée s’était imposée à lui dès le moment de sa condamnation ; il n’aurait su dire pourquoi les quelques mots qu’il venait d’échanger avec ce bohème à face de faune l’avaient confirmée dans son esprit ; et craignant, après le scandale dont tout à l’heure il avait été cause, qu’on eût quelque soupçon de ce qu’il voulait faire, il avait pris ce déguisement. Mais ce fut une affaire toute simple : le lupanar était situé dans le quartier du port, non loin de la taverne. Il y pénétra sans difficulté.

Eutychia n’y était pas arrivée depuis bien longtemps. Jusqu’à l’instant qu’elle en franchit la porte, elle avait gardé toute son exaltation et son impassibilité. Elle était sûre du miracle : l’Époux tout-puissant saurait veiller sur son épouse, cela pour elle ne faisait aucun doute. La conviction s’en était enracinée, dès son adolescence, par les récits ardents et légendaires de l’esclave qui l’avait élevée ; car c’était bien souvent par la contagion des milieux serviles, au fond des gynécées, que les enfants des meilleures familles devenaient chrétiens. Mais si solide que fût sa foi, si loin que celle-ci la pût emporter, elle n’en avait pas fait une de ces visionnaires dont l’imagination est assez forte pour leur dissimuler les réalités immédiates et brutales. Ses yeux y demeuraient ouverts ; ils lui firent distinguer, d’un seul coup, ce qu’on peut accep-