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pourquoi pas ?… » Eutychia était éclairée, au-dessus de sa tête, par une lampe en terre cuite ; d’autres brûlaient plus bas, suspendues au plafond, au milieu de la salle. Et toutes les autres femmes étaient nues, comme elle, debout comme elle dans leurs cellæ. Dans sa honte pudique, elle refusait de se regarder ; mais, ne pouvant s’empêcher de les voir, c’est elle-même qu’elle voyait en les regardant…

Cléophon s’était débarrassé de son manteau. Sous le casque et la cuirasse, il était aussi beau que la guerrière Artémis. Avec des promesses engageantes, une voix de femme le lui cria. Ses yeux, dans cette mauvaise lumière, cherchaient Eutychia sans la trouver : d’une femme nue, on ne voit d’abord que son corps et sa nudité, on ne la reconnaît point ; et il ne se souvenait que de son visage. Il fit le tour de la salle. Sur son passage, les prostituées s’animaient, avec des gestes obscènes qui l’ennuyaient. Il fronçait les sourcils ; cela donnait à ses traits trop délicats un dédain qui leur prêtait une sorte de férocité. Enfin il put distinguer Eutychia, justement à ce qu’elle était la seule qui s’efforçât, dans le fond de sa cella, de se dissimuler. Ses yeux, longuement, se fixèrent sur elle. La fille d’Eudème se sentit glacée ; cependant une rougeur de feu montait de sa poitrine, à ses seins, à son visage ; elle faisait le geste éternel et inutile de la pudeur. L’homme monta vers elle ; et, reculant toujours, elle trébucha, sans le voir, jusqu’à la couche banale qui, depuis tant d’années, avait reçu tant d’enlacements abjects. Voici que la figure de l’homme était penchée vers elle : une figure subitement devenue très gaie, qui riait. Cela lui fit plus peur encore :

— Tu ne me reconnais pas : Cléophon !

…Elle se rappela le jeune homme qui tout à l’heure venait de prendre si singulièrement sa