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j’eus rencontré Théoctène, parfois, si tout à coup je me rappelais leur visage et leur corps — leur corps ! — j’eusse voulu les tuer ! Et puis d’autres fois, la mémoire me revenant d’une heure que j’avais été heureuse avec eux, il me semblait que ce n’avait pas été avec eux, mais avec Lui, dont ils n’avaient été que la préfiguration…

« Je vais même te confier une chose étrange. Un de ces hommes que j’avais cru aimer me laissa voir qu’il ne me trouvait point assez experte en amour, qu’il en avait connu d’autres, plus âgées, plus savantes. Avec quel mépris je l’écoutai, cet homme qui ne savait point apprécier le don de ma jeunesse ! Mais maintenant, quand je pense à l’Autre, au Seul, et que ce reproche me revient, il me monte au cœur une inquiétude : « Si c’était vrai ? Si j’eusse pu lui faire plus de plaisir ? » Alors c’est pour moi que j’éprouve du mépris. Car je ne songe qu’à Lui, non à moi. Si j’ai pu lui donner un moment de bonheur, je suis contente. Tu me diras que mon imagination m’emporte, que je ne suis qu’une petite prostituée du Temple, indigne de Lui, moins que rien pour Lui, et qu’il m’eût quittée, quelque jour. Qu’importe cela… Si César, un jour d’orage, le grand César, maître de l’Empire, eut cherché abri dans ma petite maison, me fussé-je plainte que c’était la pluie, non pas mon mérite, qui l’avait arrêté ? Eussé-je envié son palais, cru qu’il resterait toute sa vie dans les dix pieds carrés de ma chambre ? Non : j’aurais été fière seulement, oh ! bien fière, que ma chambre eût été là pour l’accueillir un instant ; j’aurais su que, de toute éternité, elle avait été faite pour cette seule minute.

Ainsi pour Théoctène.