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gent pas à s’écarter. On ne peut laisser seule Mme d’Aiguillon. On ne peut laisser seul lord Nettlewood ; et, pour demeurer auprès d’eux, sont tout désignés, d’abord, avec Mme et M. de Trêves, ma femme et moi, c’est-à-dire tout ce que la Feuille de Rose compta de gens mariés…

— Mon Dieu ! — consentit la vieille marquise assez indifférente, faites tous comme il vous plaira. Mais n’allez pas vous croire obligés le moins du monde à dormir soit là, soit ailleurs, pour cette unique raison que moi, je dors ici. Elle avait déjà choisi sa place. Elle s’y coucha sans plus d’embarras, la tête sur son bras :

— Et Dieu nous bénisse tous ! — acheva-telle, tout à fait paisible : — bonsoir et bonne nuit !

— En vérité, — prononça M. de Trêves, qui avait parfois des réminiscences ancestrales, — nous sommes tous ici comme des condamnés à mort dans leurs cellules… et Mme d’Aiguillon prend la chose avec autant d’insouciance que firent les marquises, ses grand’mères, dans leurs prisons de 1793 !

— Et voilà qui prouve fort élégamment, — fit Mr. Ashton, en s’inclinant, — que votre noblesse de France quoique sevrée, depuis près d’un siècle et demi, de tous ses privilèges, n’a cependant dégénéré d’aucune de ses vieilles vertus.

M. de Trêves s’inclina à son tour, flatté au bon endroit. Mais, plus Français encore qu’il n’était noble, il ne put s’empêcher de répondre, avec assez d’à-propos, et davantage de justice :

— Nos armées non plus, cher monsieur ! quoique sevrées de combats depuis près d’un demi-siècle !… Et la chose fut déplorable en 1914, pour ces malencontreux Prussiens !…

Sur quoi, comme on n’y voyait plus du tout, — il n’y avait point de lune, — les naufragés s’organisèrent pour leur nuit.