Page:Les œuvres libres - volume 1, 1921.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ah !… exclama Ashton, qui comprit le premier.

— Et vous n’ignorez pas, — continuait Trêves, — que les Arméniens, qui tant et tant se prétendirent massacrés par les Turcs, et qui d’ailleurs l’ont réellement été deux ou trois fois, en cinq cents ans, ont eux-mêmes, tout le temps et de tout temps, par la plus ignoble et la plus féroce usure ruiné, dépouillé, affamé leurs prétendus bourreaux, lesquels, tout de bon, n’eurent jamais recours à la violence qu’à bout de malheur, de misère et de désespoir…

— Oh ! — fit Nettlewood, négligent, — j’ai voyagé en Arménie… Vous êtes au-dessous du vrai, mon pauvre Trêves.

Ashton, silencieux, opinait du front.

— Mais vous ignorez peut-être, — reprit le piteux époux de l’Arménienne, — que mes beaux-grands-pères ne s’en sont pas tenus là et qu’en outre, chaque fois qu’ils en ont eu l’occasion, chaque fois qu’ils ont eu quelques Turcs en leur pouvoir, et qu’ils ont pu les attaquer à dix ou quinze contre un… à Erzeroum, par exemple, en 1916, et en Cilicie, vers 1919… les dits Turcs furent insultés, torturés, mutilés, violés, tués, dépecés et déchiquetés. À tel point qu’on ouvrit le ventre des musulmanes enceintes, pour voir ce qu’il y avait dedans. — Curiosités arméniennes ! Pas un Arménien, au fond de soi-même n’en doute, ni n’en a jamais douté, ni n’ose le nier du fond du cœur. Et ma femme qui est, hélas ! de cette race regrettable, se souvient aujourd’hui des atrocités sans nombre dans quoi ses ancêtres ont trempé leurs mains… Elle trouve ce fardeau-là bien lourd, à l’instant d’en rendre compte au Grand Juge…

Ashton se taisait, Lord Nettlewood ouvrit la bouche. Mais ce fut de fort mauvaise grâce :

— Votre femme est folle, et vous êtes plus fou