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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

cela dans la chambre, veux-tu ?… Bon ! j’ai oublié la chemise !…

— Pauvre amie, tu vas être éreintée !

— Que veux-tu, c’est quelques jours à passer.

— Après, tu te reposeras.

— J’irai aux champs. Il n’y a encore que là.

— C’est ça, nous irons te retrouver. Lui aussi.

Je ne pouvais blâmer Lucienne de penser à sa toilette. Je lui avais toujours recommandé de se vêtir d’élégance. Et du reste mes encouragements étaient superflus. Aussi passais-je condamnation sur la question de coquetterie en ce moment. Mais j’étais surpris de la tranquillité avec laquelle elle projetait un séjour à la campagne, aussitôt les funérailles. Au surplus, il y avait eu dans la bouche de Mme Godsill un singulier « lui aussi », venant après le pluriel : « nous irons », que je ne m’expliquais pas. À qui fallait-il appliquer, ce « lui aussi » ? Était-ce à la liaison de Mme Godsill ? Était-ce… à ces lettres anonymes ?…

Mais non !… absurdité, folie !… Ce « lui aussi » appartenait à l’amie !… Et si Lucienne se retirait à la campagne, c’était pour mieux y cultiver mon souvenir !… Quelle épouse éplorée ne se retire à la campagne ?…

Elles revinrent chez moi, apportant mon « gala ». Elles le déposèrent sur un siège. Puis, comme le jour baissait, l’une d’elles ferma les persiennes et alluma l’électricité. Je leur offris, sous la lumière artificielle, un aspect plus saisissant.

Lucienne le souligna :

— J’ai toujours eu peur des morts. Et pourtant celui-là n’a pas trop changé.

Celui-là… Décidément, ma femme avait sur soi-même un empire que je n’aurais jamais soupçonné. Elle savait se sortir, en ces heures graves, de sa superfluité coutumière, pour se dévoiler une maîtresse femme. Mais j’étais convaincu que, si j’avais eu les yeux ouverts, j’aurais constaté que son visage n’exprimait pas le détachement de son langage.