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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

sont peut-être à la campagne : il faut qu’ils aient le temps de revenir.

Il prit son chapeau :

— Il est midi, allez vous mettre à table. Vous devez mourir de faim.

— Pas du tout !

— Mais si, mais si ! Il faut se forcer. C’est la loi des gésiers : quand l’estomac s’emplit, le cerveau s’allège. Envolé, le cafard !… À très bientôt. Il se retira. Lucienne salua son dos d’un pied de nez et Mme Godsill d’un geste imitant sa façon de se faire des tortillons dans la barbe. Puis elles se sourirent.

Et j’étais un cadavre !

Conséquence logique de leurs grimaces, Lucienne associa :

— Rappelle-moi de téléphoner au coiffeur pour me faire onduler après-demain matin.

Autre conséquence :

— Si je remplaçais le crêpe Georgette par du crêpe ondulé ?

Mais ces graves soucis s’envolèrent aux réclamations de l’estomac :

— Viens déjeuner. Nous y réfléchirons à table. Tu vas faire un pauvre repas, ma chérie. Hors-d’œuvre, poulet, pommes ship, asperges et glace au marasquin…

— Goule !… l’insultai-je — à la honte de ma plume — moi qui, d’ordinaire, me réjouissais tant de la voir dévorer.

Quelques heures s’écoulèrent dans la solitude. Je les passai à remuer de la déception, de la tristesse, de l’amertume, du ressentiment. J’eusse maintenant voulu pouvoir fermer les yeux, pour me débarrasser du sourire figé sur le portrait de la misérable. Il semblait me narguer. Je brûlais, de cette femme, tout ce que j’en avais adoré. Le doux Sicambre s’enrage, dans la mort.

Il devait être environ quinze heures, quand la Ves-