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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

Enfin, autre diversion : des visites. Elles allaient affluer en ce premier jour. On introduirait par les salons, puis par mon cabinet de travail. Les gens se retireraient par le couloir.

Il vint d’abord… mon tailleur. Je lui avais assuré la commande de mon habit vert. Il déplorait certainement ma mort, pour ce manque à gagner d’abord, et puis parce que je lui avais implicitement promis mon portrait, qu’il eût encadré dans son salon d’habillage. Il est très légitime qu’un mercanti s’afflige de la disparition d’un illustre client. Il se recueillit longuement. Je devinais qu’il mésestimait la coupe de mon smoking, qui n’était pas son œuvre.

— Il avait tant de talent !… finit-il par abandonner.

— Oh ! oui… tant de talent !… appuya langoureusement Mme Godsill.

Elle le prenait pour un critique. Et l’appréciation allait lui servir.

Mon tailleur me quitta après m’avoir salué de quelques gouttes d’eau bénite. C’était d’un homme soigneux : pour ne pas abîmer mon vêtement, il n’aspergea que le parquet.

Une sorte de gorille, le baron Blumayer, lui succéda. C’était à la vente de sa collection que j’avais acquis la tapisserie en promenade sur l’abdomen de mon beau-père. Il l’avait amèrement regrettée. Il me proposait souvent de me la racheter le double. Il savait où je l’avais placée. De temps en temps, il venait la voir, dévotement, comme en pèlerinage, comme on va au cimetière.

Son premier regard fut pour le panneau déserté.

— Gomment ! la tabisserie n’est blus là ?… Safez-vous où elle est ?… s’émut-il.

— Je l’ignore… riposta Mme Godsill.

— Che tonne une ponne gommision pour la rafoir…

Elle inclina la tête. Alors, il s’occupa de moi. Ivre d’espoir ou de rancune, il saisit le buis et m’inonda