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Page:Les Aventures de Huck Finn.djvu/51

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eu un morceau à me mettre sous la dent. Je me rappelai qu’en pareille occasion les malins fourrent une goutte de vif-argent dans des pains qu’ils laissent flotter sur l’eau, parce que, selon eux, les pains ne manquent jamais de s’arrêter juste au-dessus du cadavre du noyé. S’il passe un pain près de mon île, pensai-je, le noyé lui dira deux mots. Je crus que j’aurais plus de chance sur l’autre bord, du côté de l’Illinois, à cause du courant. Je ne me trompais pas. Je vis arriver un pain, et, à l’aide d’une longue branche, je faillis l’amener à moi ; mais mon pied glissa et il m’échappa. Par bonheur, je ne perdis rien à attendre ; le courant m’apporta bientôt une nouvelle aubaine, et, cette fois, je ne tendis pas en vain ma perche. Après avoir enlevé la cheville qui servait de bouchon, je fis tomber la petite boule de vif-argent et je me régalai. C’était du bon pain de boulanger, qui me sembla d’autant meilleur qu’il y avait longtemps que je n’en avais mangé.

Installé derrière un buisson, je continuai, tout en grignotant, à surveiller la marche du steamer. J’espérais qu’il prendrait la même direction que le pain et que je pourrais reconnaître ceux qui le montaient. En effet, le vapeur fila si près de la côte que l’on aurait pu aborder en glissant la planche jusqu’à terre. Mon père, M. Thatcher, Tom Sawyer, sa vieille tante Polly, Joe Harper, étaient à bord, avec bien d’autres figures de connaissance. Tout le monde parlait du meurtre ; mais le capitaine interrompit les conversations en criant :

— Attention ! le courant porte de ce côté ; le cadavre a pu être poussé parmi ces broussailles et s’y empêtrer.

Les passagers se pressèrent du côté de l’île, et, penchés sur la lisse d’appui, regardèrent de tous leurs yeux sans rien découvrir. Soudain, au moment où je m’y attendais le moins, le canon partit juste en face de moi, si bien que le bruit m’assourdit et que je fus presque aveuglé par la fumée. Si la charge eût contenu une balle ou deux, ils auraient trouvé le cadavre qu’ils cherchaient. Grâce au ciel, j’en fus quitte pour la peur. Le steamer disparut complètement derrière une langue de terre et continua sa route. J’entendais de temps à autre les détona-