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du poisson et je lui ai parlé par hasard de l’île Jackson, une petite île que tu pourrais apercevoir d’ici, s’il faisait plus clair. Elle m’a dit que personne n’y demeurait. Je n’ai rien répondu ; mais ça m’a donné à penser. J’étais sûre d’avoir vu de la fumée s’élever au dessus des arbres un jour ou deux auparavant. L’idée m’est venue que le nègre se cache là-bas. Je n’ai pas vu de fumée depuis, et il a peut-être filé. Par malheur, mon mari se trouvait absent ; ce matin, à son retour, je l’ai prévenu et nous en aurons bientôt le cœur net.

Cette confidence me causa une telle inquiétude que je me sentis tout décontenancé. Je ne savais que faire de mes mains. Je pris une aiguille sur la table et je voulus l’enfiler. Mes doigts tremblaient trop ; je n’y parvins pas. Quand mon hôtesse cessa de parler, je levai les yeux et je vis qu’elle m’examinait curieusement, en souriant un peu. Je remis l’aiguille sur la table et je dis, d’un ton que je cherchai à rendre indifférent :

— Trois cents dollars, c’est une grosse somme. Je voudrais en rapporter autant à ma mère. Est-ce que votre mari partira ce soir ?

— Je l’espère bien. Il est allé à la ville, avec l’ami dont je t’ai parlé, pour louer un canot et tâcher d’emprunter un second fusil.

— S’ils attendaient le jour, ils verraient mieux.

— Oui, et le nègre verrait mieux aussi. Après minuit, il sera sans doute endormi ; dans l’obscurité, ils pourront se glisser à travers les arbres et découvrir son feu de camp sans lui donner l’éveil.

— C’est vrai ; je ne songeais pas à ça.

Elle continuait à me regarder d’un air intrigué, ce qui augmenta mon embarras. Tout à coup elle me demanda :

— Comment m’as-tu dit que tu t’appelles ?

— Mary Williamson.

— Mary ? Je croyais que tu avais dit Sarah quand tu es entrée ?

— Oui, madame. Sarah-Mary Williamson. Sarah est mon premier nom. Quelquefois on m’appelle Sarah, quelquefois Mary.

— Ah ! très bien ; je comprends.