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LES BRAVES GENS.

Le capitaine offrit ses services pour rouler le fauteuil.

« Non ! non ! dit le goutteux, ne prenez pas cette peine. D’ailleurs voyez-vous, il n’y a qu’elle au monde qui sache me manœuvrer sans me faire crier. Car je deviens très-douillet sur mes vieux jours. »

Quand on fut dans la salle d’armes, le capitaine alluma sa pipe, et fit tant de fumée qu’il y en avait bien pour deux. Le maître d’armes le regardait avec une profonde béatitude, et ouvrait les narines toutes grandes pour aspirer l’odeur du tabac, comme un gourmet aspire le parfum des truffes.

On causa, on tricota, on fuma, on fit des projets, et s’il y avait au monde trois amis bien sincères et bien dévoués, c’étaient ces trois amis-là.

Mais les âmes les plus simples ont aussi leurs replis ; on ne dit pas tout, même aux amis les plus intimes ; ni M. Aubry ni sa femme ne soufflèrent mot ni de l’emprunt ni de l’hypothèque. C’est par son ami Loret que le capitaine, plus tard, apprit l’histoire. Il n’eut rien de plus pressé que de la raconter à sa nièce, en choisissant juste le moment où Jean était auprès d’elle.

Quant à Jean, après avoir pris pendant quelque temps un vif intérêt aux cravates de satin, aux bottines vernies, aux poneys, aux réunions dansantes, et au joli caquet des petits garçons frisés et des petites filles pomponnées, il commençait à se dégoûter un peu de ces intéressants personnages et de leurs élégantes distractions. Il avait si grand’peur d’être un égoïste, qu’il veillait sur lui-même avec autant de soin que le maître le plus sévère. Et puis, quand il s’oubliait un peu, Marthe était là ; selon leurs conventions, elle levait l’index d’un petit air de menace, Jean rougissait, et rentrait en lui-même. Il commençait à aimer la solitude plus que les réunions brillantes ; il aimait à se retirer dans les petits coins pour y lire à son aise, et se plaisait de plus en plus à la conversation de ses sœurs et de sa mère, et aux récits de l’oncle Jean.

Bref, comme le faisait remarquer avec raison l’élégant Michel de Trétan, l’ami Defert devenait un peu rococo. Non pas que sa tenue fût mauvaise ou négligée (il n’aurait plus manqué que cela), mais il n’avait pas le sens de la vraie élégance. Il s’intéressait plus que le bon goût ne le permet à une foule de petites gens, il croyait à une foule de choses passées de mode. Il disait papa et maman, et non pas mon père et ma mère ; il croyait à l’oncle Jean (un bon type), à Mademoiselle (un bon châle), à M. Sombrette (un bon chapeau) ! Il avait