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LES BRAVES GENS.

lait de son mieux, on s’allongeait, on se tassait ; et à mesure que la locomotive grondait, sifflait et piaffait, le silence se faisait à l’intérieur du wagon. Il y eut un moment où Thorillon tout seul avait les yeux ouverts ; à la lueur vague des lampes, les dormeurs, durement cahotés, s’agitaient dans une demi-obscurité fantastique ; des ombres s’allongeaient et se raccourcissaient ; les physionomies se modelaient brusquement pour se noyer ensuite dans le vague.

En face de Thorillon, un vieil ouvrier à barbe grise montrait les dents, et semblait avoir un sourire de bête féroce ; une secousse, un simple mouvement, et la bête féroce se transformait en un véritable patriarche. Et puis ?… Et puis Thorillon tressaillit en entendant, comme dans un rêve, le nom de la station où il devait descendre, et s’aperçut, avec un sentiment de honte, qu’il avait dormi comme les autres. On pouvait donc dormir en retournant à Châtillon !

Thorillon, mal réveillé, a une vague idée qu’il vient de commettre quelque faute énorme. En tous cas, s’il a péché, il lui est donné, sans attendre longtemps, de faire une rude pénitence. Il est trois heures du matin, la voiture de Châtillon ne partira qu’à six. L’homme des bagages propose à Thorillon de laisser, en attendant six heures, sa malle en consignation. Le mot consignation déplaît au voyageur, qui demande sèchement sa malle. L’homme lui délivre le colis précieux, qu’il emporte, ou plutôt qu’il traîne jusqu’à la porte. La porte se ferme, les lumières s’éteignent. La nuit est belle, mais froide, les étoiles semblent trembler sur un ciel d’un bleu pâle. Le voyageur, transi, fait quelques pas pour se réchauffer, mais sa promenade est nécessairement restreinte, car il ne veut pas perdre de vue sa malle un seul instant. Il y a peut-être quelqu’un d’embusqué quelque part, qui n’attend que le moment de sauter dessus et de l’emporter. Baptiste se consolerait encore de perdre son linge et ses habits ; mais sa malle est remplie de menus objets qu’il emporte, pour les distribuer comme souvenirs à ses nombreux correspondants. Il y a des boîtes en coquillages achetées au Havre, de jolis galets ramassés sur la plage, quatre hippocampes desséchés, de petits tableaux de fleurs composés avec des algues et des varechs, et puis une véritable collection de photographies.

Lorsque, dans sa promenade monotone, Thorillon s’est éloigné un peu plus que de coutume, il se retourne brusquement avec l’idée qu’il va prendre en flagrant délit l’homme qui en veut à sa malle. Mais cet homme doit être bien patient et bien rusé, car il n’a pas encore seule-