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LES BRAVES GENS.

ment montré le bout de son nez. Baptiste a les poignets désarticulés par la valise aux archives, qu’il n’a pas quittée un instant. Cependant une lumière grise annonce le jour ; les maisons se détachent une à une de la masse confuse où elles étaient comme perdues. Un chien errant vient flairer la malle : voilà donc enfin un être vivant ; quelques ouvriers s’en vont travailler la terre, leurs outils sur l’épaule. Ils regardent le voyageur avec étonnement ; le voyageur les regarde avec défiance.

Enfin le Café de la Station ouvre un œil, c’est-à-dire une fenêtre, et l’on voit danser sur les vitres les reflets d’un joli feu de sarments. Thorillon s’attelle de nouveau à sa malle ; et la hissant sur une des tables du café, avec son sac par-dessus, à portée de sa main, il prend place au coin du feu, et demande quelque chose de chaud.

— Je vais voir s’il en reste. »

L’homme revint tout de suite et déclara qu’il n’en restait pas. Le ton qu’il avait en disait cela pouvait se traduire par : c’est bien fait ! Posant ses deux mains sur la table qui faisait face à Thorillon, il se mit à le regarder fixement en sifflant. Il semblait le mettre au défi de le forcer à trouver quelque chose quelque part. Quand il vit Thorillon baisser la tête, et qu’il pensa l’avoir assez écrasé de ses refus :

« Vous savez, reprit-il, que ce n’est pas un restaurant ici, c’est un café ; alors cela coûte toujours un peu plus cher. Qu’est-ce que vous diriez, par exemple, d’une bonne petite soupe à l’oignon et d’une bonne petite omelette au lard ? Hein ! qu’est-ce que vous diriez de ça ?

— Je dirais que ça fait venir l’eau à la bouche, » dit une grosse voix du côté de la porte. La grosse voix appartenait à un gros homme enroué, dont on ne voyait que le nez et les yeux. Le reste de sa personne disparaissait dans une grosse houppelande. Il avait autour du cou une demi-douzaine de mouchoirs, et les pattes de sa grosse casquette lui couvraient les oreilles et la moitié des joues ; il portait d’énormes mitaines tricotées en laine verte, et s’appuyait sur un fouet à long manche.

« Brrr ! dit le gros homme en s’approchant familièrement de la cheminée, ça a piqué cette nuit !

— Tenez, dit le cafetier à Thorillon, cet homme-là est le conducteur de la voiture de Châtillon. »

Thorillon conçut aussitôt le projet astucieux de se concilier cet important personnage par une offrande propitiatoire. Et puis, son isolement commençait à lui peser. Il lui proposa donc à tout hasard