Aller au contenu

Page:Les Braves Gens.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
181
LES BRAVES GENS.

d’accepter la moitié de son déjeuner. Le conducteur accepta sans façon ; en un rien de temps, le déjeuner était prêt, et c’était un bon petit déjeuner.

Enfin on entend la corne du cantonnier, le cri haletant de la locomotive, la terre tremble : voilà le train de Paris. Thorillon est déjà sur la banquette à côté du conducteur. Les voyageurs se précipitent, les bagages s’empilent sous la bâche. Au dernier moment s’élança sur le siège, à côté de Baptiste, un jeune homme à figure rose et à barbe blonde. Il avait de longs cheveux blonds qui, au moindre mouvement, dansaient autour du collet de sa redingote. Quoiqu’il fût de taille élancée, sa tournure avait quelque chose de gauche et de roide. Baptiste remarqua du premier coup d’œil qu’il avait des pieds énormes. À peine arrivé au sommet de la diligence, il s’enfonça dans son coin, empiétant, sans se gêner, sur la place de Thorillon, et se mit à fumer. Lorsqu’il avait fini un cigare, il allumait le suivant au reste du premier, et continuait sans désemparer. Quand Thorillon vit cela, il se mit à rouler des cigarettes comme un vrai Castillan ; et le conducteur tira de sa poche un tronçon de pipe, qui, à en juger par la mine, devait avoir vu plus d’un printemps.

Le premier accès de rage fumivore une fois passé, le conducteur et Baptiste se mirent à causer. Le monsieur blond ne disait mot, mais il semblait écouter avec attention. Quand l’un des deux interlocuteurs se tournait vers lui comme pour en appeler à son jugement, il souriait sans ôter son cigare de sa bouche, et c’était tout. À la fin, le conducteur n’y tint plus, et s’adressant directement au silencieux jeune homme, il lui demanda s’il était étranger. L’autre remua la tête de haut en bas, rougit, sourit, et dit avec un fort accent germanique : « Oh ! oui, oui ; étranger ; Allemand. »

Et il se remit bien vite à sucer son cigare. Après cinq bonnes minutes de réflexion, il pensa sans doute que ses compagnons ne l’avaient pas compris tout de suite ; il reprit donc avec un sourire de bienveillance : « Oh ! oui, oui ; étranger ; Allemand. »

Les deux amis, désespérant d’en tirer autre chose, se remirent à causer de leurs petites affaires. Au bout d’un quart d’heure, l’Allemand, ayant bien ruminé, jeta au milieu de leur conversation cette remarque intéressante : « Je comprends le français, mais je ne le parle pas commodément. »

Ayant ainsi parlé, le voyageur blond alluma son sixième cigare au dernier débris du cinquième, et se mit à regarder avec intérêt les