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LES BRAVES GENS.

champs, les prés, les bois, et les bonnes gens qui croisaient la diligence. Quand il eut fini de fumer, il se mit à siffler sans cérémonie, au grand scandale de Thorillon. Quand il eut sifflé une soixantaine de fois la même phrase, il bâilla ; et quand il eut bien bâillé en faisant bruyamment ouah ! ouah ! ouah ! il s’étira sur la banquette et faillit précipiter sur la poussière de la route le chapeau de Thorillon. À la fin, il tira une carte de sa poche et se mit à l’étudier, en sifflant et en bâillant. Lorsqu’on fut arrivé en vue de Labridun :

« Labridun ? demanda-t-il en étendant la main vers le village que l’on entrevoyait au milieu des haies et des pommiers.

— Oui, dirent à la fois le conducteur et Thorillon.

— Combien d’habitants ?

— Sais pas ! » dit le conducteur, qui allongea un grand coup de fouet à ses chevaux pour les punir de son ignorance. Thorillon demeura muet de surprise, à l’idée que cela pût intéresser quelqu’un de savoir combien il y a d’habitants à Labridun. L’Allemand élabora longuement une autre question qu’il formula ainsi :

« Pays riche ?

— Vous n’avez qu’à regarder cette terre-là, répondit le conducteur en étendant son fouet vers un champ fraîchement remué. C’est de la bonne terre, allez, on aura beau dire le contraire. Et dans votre pays à vous, la terre est-elle bonne ?

— Sable ! répondit l’Allemand.

— Alors les pommes de terre doivent y être contentes ! » reprit le conducteur avec un gros rire.

L’Allemand prit un air embarrassé et se fit expliquer la plaisanterie qu’il n’avait pas comprise du premier coup. Quand il fut sûr de l’avoir bien saisie, il se mit à rire bruyamment en répétant : « Très-bon ! très-parfait ! les pommes de terre contentes ! ah ! ah ! ah ! »

Enfin, voilà Châtillon ; la voiture fait un horrible vacarme dans les rues étroites du faubourg : les gens se rangent précipitamment et la regardent passer. Aussitôt descendu de l’impériale, Baptiste confie sa malle au garçon d’écurie de l’hôtel du Mouton, donne ses instructions et part presque en courant pour la rue du Heaume.

À peine était-il entré dans la maison depuis un quart d’heure, qu’il vit paraître l’Allemand de la diligence, suivi d’un commissionnaire qui pliait sous le faix d’une malle assez semblable à une guérite. Quand le commissionnaire eut déposé la malle dans le vestibule, il