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Page:Les Braves Gens.djvu/201

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LES BRAVES GENS.

En général, quand on lui parlait de ses longues absences, Karl laissait volontiers entendre, sans toutefois le dire explicitement, qu’il composait des poésies.

La famille était revenue, le sacrifice étant consommé. Karl ne parlait point de quitter la maison ; il croyait peut-être que sa présence apportait quelque adoucissement au chagrin de ses hôtes. S’il croyait cela, il se trompait ; s’il faut tout dire, on commençait à être un peu las de ses consolations banales, périodiquement reproduites en style emphatique et sentimental. Un jour, M. Defert se mit obligeamment à sa disposition pour l’aider à chercher un logis et une pension. Karl se confondit en remercîments, appela M. Defert « sublime monsieur ! » et traîna la chose en longueur, autant que cela lui fut possible. À la fin, il prit son parti, et pour 15 francs par mois, service compris, devint locataire d’une grande chambre passablement nue, quoiqu’elle se vantât, sur l’écriteau, d’être garnie. Cette chambre avait vue sur une tannerie : Karl déclara que l’odeur du cuir ne l’incommoderait pas, au contraire !

Puis, après maintes démarches pour trouver une pension, il donna la préférence à l’hôtel de la Sirène, dont la table d’hôte était fréquentée par de nombreux commis voyageurs, auprès desquels il espérait trouver toutes sortes de renseignements.

Quand il quitta la maison Defert, il fit ses adieux à la famille en style biblique, et partit pour son logis, suivi de Pierre, qui portait sa grande malle. Pour récompenser le brave garçon de la peine qu’il venait de prendre, il le fit asseoir sur une de ses trois chaises, et lui fit admirer le panorama de la tannerie ; après quoi il lui donna une poignée de main, et le congédia en l’appelant son meilleur ami. La porte refermée, Pierre fut pris d’un tel accès de fou rire qu’il fut obligé de s’asseoir sur une des marches de l’escalier pour reprendre haleine. Quant au candide Karl, enchanté d’avoir remplacé le pourboire par une protestation d’amitié qui ne lui coûtait rien, il écrivit à son vénéré père. Il lui fit savoir qu’il venait de prendre possession de son domicile, que le prix lui en paraîtrait peut-être un peu élevé, mais que c’était très-bon marché pour le pays. Il lui dit qu’il ménageait son argent (et c’était vrai) ; qu’il avait fait cependant la folie de prendre une pension un peu chère, mais qu’il rattraperait son argent en instruction et en renseignements utiles.

D’ailleurs il était resté chez les Defert assez longtemps pour avoir fait déjà de notables économies. Le vénéré père répondit à son fils