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LES BRAVES GENS.

sont des termes, au contraire, qui parlent vivement à l’imagination, et Dieu sait dans quelles causeries sans fin ils entraînent la famille tout entière. Les études du tracé terminées, M. Nay reviendra en France, et n’y sera pas oisif ; car il a dans l’idée un système de ponts tournants à établir sur la partie navigable des fleuves, pour laisser remonter les navires. Chacun, rue du Heaume, se figure un pont tournant à sa manière : autant de têtes, autant de ponts tournants ; le seul point sur lequel on soit d’accord, c’est que les ponts tournants seront des merveilles d’élégance et de solidité.

Les lettres de Marthe sont plus rares que celles de M. Nay : ainsi le veut la règle. Elles ne jettent pas la famille dans des conversations sans fin, mais elles laissent dans l’âme de chacun quelque chose de doux et de fortifiant. Le mot devoir n’y est pas prononcé une seule fois, mais l’idée de devoir y circule d’un bout à l’autre. Peut-être se sent-on plus triste après les avoir lues ; mais on se sent aussi beaucoup plus fort et plus désireux de bien faire.

Les autres événements de cette vie si calme sont les apparitions du vieux juge et les visites de M. Schirmer, qui tient beaucoup à ne pas se laisser oublier.

Un jour, M. Dionis eut des éblouissements ; depuis quelque temps déjà sa vue baissait. Ne pouvant se décider à quitter ses livres, qu’il tenait avec tant de soin depuis quarante ans, il parle de s’adjoindre un jeune homme qui lui faciliterait certaines parties de sa tâche, et qu’il initierait peu à peu aux mystères de sa profession.

Par un singulier hasard, il se trouva que juste à ce moment, comme s’il eût été prévu d’avance, M. Schirmer père écrivit une lettre à M. Schirmer fils. Ce dernier l’apporta tout effaré à M. Defert. La lettre était écrite en français, M. Defert put donc la lire de ses propres yeux. Le vénéré père de M. Schirmer ayant voulu s’enrichir trop vite, s’était départi de sa prudence ordinaire : il avait fait des spéculations. La mauvaise foi de son banquier lui avait fait perdre tous ses thalers. La vénérée Schirmer avait été si affectée de ce fâcheux accident qu’elle pleurait en moyenne, et à diverses reprises, trois heures par jour. Le fiancé sentimental de la bien-aimée sœur, ayant appris qu’il n’y avait plus de thalers dans la maison, avait été pris tout à coup d’une frénésie de voyages ; le bruit courait qu’il était parti pour l’Afrique centrale, à la recherche du docteur Livingstone. En conséquence, le vénéré père priait son bien-aimé fils de profiter de la bienveillance de ses amis de Châtillon pour subvenir à ses propres besoins.