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LES BRAVES GENS

major dans la maison de Mme Defert « parce qu’on y était bien », et qu’il y avait beaucoup de champagne dans le deuxième caveau, à gauche ! C’est lui qui avait noté les fermes où l’on trouverait de l’avoine et du fourrage à coup sûr ; c’est lui qui indiqua les villages où l’on pouvait mettre des avant-postes, et les endroits où l’on pouvait franchir la Louette à gué, au besoin. Il était sous-officier porte-épée, et son colonel, pour tant de services rendus, lui avait promis de le faire passer officier à la première occasion. Qu’il lui tardait d’en finir avec ses hommes, de faire toilette et de se montrer à ses anciennes connaissances !

Quand il se fut horriblement parfumé, il se dirigea à grandes enjambées du côté de la rue du Heaume, ne doutant pas que l’on ne fût enchanté de le voir, et surtout très-sensible à la politesse d’un vainqueur.

Chemin faisant, il rencontra le vieux juge et marcha droit à lui. « Vous ne me reconnaissez pas ? lui dit-il avec un sourire de béatitude.

— Non !

— Karl Schirmer, vous savez bien ?

— Je ne vous connais pas. » Là-dessus le vieux juge lui tourna le dos, laissant le sous-officier tout surpris de son manque de mémoire. Plus loin, un vieux monsieur fumait son cigare. Karl lui demanda du feu. L’autre lui donna son cigare pour qu’il allumât le sien. Mais il n’attendit pas qu’on le lui rendît. Karl, de plus en plus surpris, cria : « Monsieur, vous oubliez votre cigare. » Mais le monsieur ne se retourna pas et Karl continua sa route un cigare à la bouche, l’autre à la main, cherchant la solution de ce problème. Comme le cigare du monsieur était un londrès, et qu’il était à peine entamé, Karl, après mûre réflexion, l’éteignit et le mit dans sa poche.

Il sonna à la porte de Mme Defert. Nul doute qu’on ne l’accueillît à bras ouverts. Malheureusement le bruit de ses exploits l’avait précédé, et ces exploits ne sont pas de ceux qui séduisent beaucoup des cœurs français. Marguerite lui fit un profond salut, et quitta le salon. Edmond lui déclara franchement qu’il détestait les Prussiens. M. Defert se fit excuser, et Madame lui fit entendre nettement que les choses avaient bien changé depuis le temps où il avait été l’hôte de la maison.

Il ne dédaigna pas d’aller à la cuisine : il tenait absolument à être admiré de quelqu’un, ne fût-ce que de Justine. Justine, dans son ignorance du droit des gens, se figurait que tout Prussien, en sa qualité