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Page:Les Braves Gens.djvu/276

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LES BRAVES GENS.

de vainqueur, pouvait à sa fantaisie l’immoler au milieu de ses casseroles. Elle tâcha donc de lui faire bon accueil, mais elle y réussit tellement mal, que M. Schirmer lui-même s’en aperçut. Il s’assit cependant sur une chaise basse, et alluma sa grande pipe de porcelaine ; puis, après avoir contemplé ses bottes dans une extase muette, il gratifia la cuisinière d’un discours de sa façon.

« Que tous les Français sont légers ! dit-il, et comme ils comprennent mal la philosophie des choses ! La guerre est la guerre. Le plus faible doit céder au plus fort et ne point lui garder rancune. Ainsi, moi, par exemple, si j’étais à la place de M. et de Mme Defert, je tendrais la main avec admiration à celui qui aurait été plus habile et plus fort que moi. Oui, je l’admirerais ! Du reste, ajouta-t-il, avec une délicatesse bien faite pour lui concilier les cœurs les plus rebelles, votre nation, mademoiselle Justine, n’est plus la grande nation ; elle est perdue !

— Elle se retrouvera, dit Justine, dont les terreurs s’étaient évanouies.

— Elle se retrouvera ?

— Oui.

— Jamais ! Allons, je crois que je m’en vais.

— Bon voyage, » répondit Justine, déguisant sous la politesse exquise de la forme ce que sa pensée avait d’impertinent.

L’Allemand s’en alla, tout surpris du manque de logique de ces cervelles françaises. Que cherche-t-on quand on fait la guerre ? La victoire. Comment s’obtient la victoire ? Par la ruse et par la force. Il était le plus fort, et il avait été le plus rusé. Où était le mal ? Et chose étonnante, c’est que, dans la naïveté de son âme, il ne songeait pas que sa ruse avait été de l’espionnage, et qu’il avait odieusement abusé de l’hospitalité. Cependant Mme Defert ne recevait plus de nouvelles, ni Marguerite non plus. Il y avait plus d’un mois qu’on n’avait entendu parler de M. Nay, parti dans l’Est.

Un jour, quelqu’un qui avait traversé les lignes remit avec mystère à Mme Defert deux lettres à son adresse. Elles avaient été trouvées avec plusieurs autres au dernier bureau de poste qui fût dans les lignes françaises de ce côté. Mme Defert eut comme un éblouissement. Sur une de ces lettres elle avait reconnu l’écriture de Jean. Dans sa pauvre maison occupée, elle chercha un coin pour lire en paix la lettre de son enfant. Cette lettre était gaie : c’était celle où Jean plaisantait sur la rapidité de son avancement ; le cœur de Mme Defert bon-