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LES BRAVES GENS.

ces pauvres parents affligés de trouver à leur foyer ce cœur si tendre et si dévoué.

L’oncle Jean, dès l’entrée des ennemis, s’était renfermé chez lui, se condamnant à la plus sévère réclusion pour ne pas les voir traîner leurs sabres grossiers dans les rues de la ville. Quand il apprit la mort de Jean, il fut sur le point d’avoir une nouvelle attaque, et resta longtemps sans parler. Le premier mot qu’il prononça fut celui-ci : « Ma pauvre, ma pauvre Louise ! »

Et il sortit, en courant aussi vite que le lui permettaient ses pauvres jambes, pour aller rue du Heaume. Il allait droit devant lui, sans rien voir, coudoyant dans sa précipitation les grands cuirassiers blancs, qui se retournaient avec surprise, et roulaient de gros yeux.

Quand Mme Defert fut en état de recueillir ses idées et de prendre une résolution, elle dit à son mari qu’elle aurait au moins la consolation de retrouver le corps de son enfant et de le ramener à Châtillon.

« J’irai le chercher, répondit-il simplement.

— Non, pas toi. Il y aura moins de danger pour une femme ! » Et elle partit. Tout ce qu’elle savait, c’est que Jean avait été tué dans les environs de Vendôme.

Fatigues, vexations, privations, dangers, rien ne la touchait. Elle allait devant elle, avec la ferme volonté de ne pas s’arrêter avant d’avoir atteint son but. Sur certaines routes, les ponts étaient coupés ; il fallait rétrograder pour prendre une autre direction. Sur d’autres, les chevaux manquaient, on les avait tous pris, il fallait attendre qu’on se fût à tout prix procuré un cheval ; après des délais sans nombre qui ne lassèrent jamais sa patience, elle finit par approcher de Vendôme. Elle ne se reposait que malgré elle, son idée fixe était d’aller toujours en avant. Elle s’assoupissait parfois aux cahots de la carriole sur des routes défoncées par le passage des armées. Tout à coup il lui semblait que quelqu’un lui disait à l’oreille : « Jean Defert, mort à vingt ans, en faisant son devoir ! » Elle se réveillait en sursaut, cherchant qui lui avait murmuré ces paroles, et elle avait un frisson d’horreur. Elle regardait autour d’elle, la campagne était triste et désolée comme son âme, et elle se figurait que Dieu l’avait abandonnée. D’autres fois, quand l’horizon était plus étendu et le ciel plus clair, et que depuis longtemps on n’avait pas rencontré d’Allemands sur la route, il se formait, presque à son insu, tout au fond de son âme, un vague espoir, qu’elle mettait tout son soin à détruire, car