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LES BRAVES GENS.

« Continuez votre petit travail, dit le vieux juge en se frottant les mains, et je me propose de vous faire de nombreux emprunts quand le moment sera venu. »

Quant au père de Robillard, son âme avait été le théâtre d’une lutte assez vive entre deux sentiments contraires, et pendant quelque temps sa conduite avait été inexplicable. En tant que maire, il était plein de patriotisme ; en tant que grand propriétaire, il était plein d’alarmes et d’appréhensions. Tant que l’ennemi fut loin et le danger indécis, c’était le grand propriétaire qui l’emportait sur le maire. Quand le danger fut proche et qu’il fallut agir, ce fut le maire qui l’emporta. Un beau jour, il attela sa carriole et partit pour Châtillon afin de savoir du sous-préfet quels étaient exactement les droits des ennemis, et quelle en était la limite ; à quel moment précis il était de son devoir de résister à toutes leurs exigences. Il se fit rédiger, séance tenante, une petite pancarte qu’il apprit par cœur tout le long de la route, et qu’il colla au mur de son cabinet, pour plus de sûreté. Dès lors, il cessa d’être sombre et préoccupé, et il attendit l’ennemi de pied ferme. Dieu sait par quelles tribulations il lui fallut passer, une fois l’ennemi venu, et combien de fois on le mit en prison, et combien de fois on l’en tira, moyennant finance, cela s’entend. Son exemple soutint bien des courages qui auraient failli sans cela, et les ennemis, tout en maugréant contre son entêtement invincible, ne pouvaient s’empêcher de l’estimer, de l’admirer, et parfois de le ménager.

Quand il avait consulté sa pancarte et qu’il avait dit une fois : « Ça ne se fait pas, » on l’aurait fusillé sur place plutôt que de le faire céder d’une ligne.

Comme la Chènevotte est sur le parcours d’un chemin de fer, M. Robillard eut l’honneur d’être choisi par les Allemands pour faire partie des otages que l’on forçait à monter avec le mécanicien. C’est, on s’en souvient, un des moyens imaginés pour empêcher les populations de faire dérailler leurs trains. On vint prévenir M. Robillard qu’il eût à se préparer pour le lendemain. Il mit ses lunettes, consulta sa pancarte, et répondit tranquillement à l’officier : « Ça ne se fait pas ; ainsi, mon garçon, il ne faut pas compter sur moi. »

L’officier fit son rapport. Le commandant fit venir M. Robillard et lui demanda ce qu’il entendait par ces paroles.

« Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre, dit le bonhomme avec une simplicité narquoise, vous n’avez pas le droit de m’imposer cette corvée, et je refuse de la faire.