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240 L’AMI DES ARTISTES.

est fier, un jour de revue, de nwrcher au bras d’un capitaine en pantalon garance et de marquer le pas avec lui de toute l’énergie de ses talons. Or, on sait que le guerrier français est vénéré et tant soit peu craint de l’acteur provincial. L’ami commun d’Apollon et de Mars est donc chargé de rapprocher artistes et militaires ; il a ses entrées partout, il est la coqueluche de la Dugazon, fait ce qu’il veut de l’ingénue, et présenterait au besoin un officier ou deux à la première chanteuse. Un semblable crédit lui donne i l’état-major de la place et au Grand-Café une certaine consistance , tandis que ses familiarités avec ces messieurs du régiment, desquelles il fait parade au foyer du ihéAtre durant les répétitions , le posent parmi les acteurs comme un jeune homme du meilleur genre. Quinze jours après les débuts de l’an théâtral, l’heure du triomphe sonne pour l’ami des artistes. Un lieutenant, un capitaine, ses protégés, véritables amis de la igne et de l’art dramatique, sont introduits dans le sanctuaire où se prélassent , avant le lever de la toile, le duc de Guise et Zampa , Lucullus et .leannot , Richelieu et M. Cagnard. D’un air A la fois débonnaire et chevaleresque, l’ami des artistes présente ses guerriers il ses comédiens ordinaires... On l’aime , on le remercie, on le félicite ; c’est un grand homme . il comprend et encourage les arts, et il immole glorieu.semenl toute la soirée le grossier public, le bourgeois, l’épicier, le pékin.

Oue de rapports naturels entre le militaire et l’acteur de |)rovince ! Tous deux ne courent-ils pas de ville en ville , d’année en année ? ne sont-ils pas tous deux pleins iTindépendance et de servitudes , et ne volent-ils pas l’un et l’autre à la gloire trompeuse par des chemins différents ?

On reconnaît généralement l’ami des artistes à la manière dont il exagère les habitudes, les allures des objets de son affection. Son chapeau est plus pyramidal , sa cvavatc plus confulswe , son col plus rabattu, sa barbe plus moyen âge, son gilet plus débraillé que chez l’artiste. Son mobilier a l’air d’une boutique de bric-à-brac ; il couche en un lit sculpté, toul hérissé d’arabesques horriblement pointues. S’il faisait un mouvement durant le sommeil, il ne se réveillerait pas, car il se fendrait le crâne jusqu’au sternum. Ses buffets du temps de Clodion le Chevelu poussent des cris de hyène quand on les veut ouvrir ; il possède l’épée ; deux mains du Sanglier des Ardennes , fabriquée pour six francs (il l’a payée soixante ; dans la cour du Dragon, ou dans la rue du Feurre, avec un ex-barreau delà grille si indignement détruite de la place Royale. L’ami des artistes méprise son bottier, son tailleur, son valet, son épicier, et jusqu’ ;'» son marchand de vins. Il voudrait que chacun fût ami des artistes, et ne fit rien autre. Hors de la question d’art, il ne doit élre question de rien. Parmi les gens du métier, il n’en estime qu’un seul, celui qu’il a élu ; le premier génie du siècle à son avis.

L’ami des artistes procède avec uniformité dans ses débuts ; les traits de son origine sont constamment les mêmes : imagination vive, sympathies vagues, sans activité, sans esprit d’ordre et d’imitation, et notre ami .Jean Badoulot peut servir d’exemple à la règle. Mais après un certain nombre d’années et d’influences en sens divers , il s’établit de notables divergences ; des spécialités se séparent. Il est des artistes de tant d’espèces !