Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/466

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3 :,2 LE COMMIS-VOYAGEIJR.

dt’z à table une conversation dénudée, débraillée et sans fard, une de ces conversations qui vous clouent la bouche et obligent voire voisine à baisser les yeux, regardez au bout , tout ;> fait au haut bou( , et là vous remarquerez un être crasseux , barbe inculte, nez bourgeonné, menton gibbeux , l’œil glauque et terne comme de la nacre sale : cela s’appelle un voyageur ; commission : c’est le Roger Bontemps, l’Arélin ressuscilé, le narialeur graveleux (|ui ne sait respecter ni le lieu où il se trouve, ni les personnes qui l’approchent, ni les femmes qui peuvent être auprès de lui. Nous l’avons dit, chez la pratique on le voit avec humeur, avec effroi, la fièvre en prend ; pour se débarrasser de sa présence , on lui accorde une commission, petite il est vrai, mais qu’imporle ! N’a-l-il pas le soin de la doubler en l’envoyant à la maison qui a eu le malheur de lui confier des échantillons. Aussi, la commission faite, partie, arrivée, le commettant reconnaît la fraude, peste, jure, envoie le voyageur ;> tous les diables , ft laisse le tout pour (omptc. Pendant ce temps, le voyageur ; commission est rentré au logis ; il a réclamé son 2 ou ’.i pour 100, ses bénéfices sont réalisés, c’est tout ce qu’il lui faut ; il a enfoncé la pratique et /’toué le patron ; il n’en demande pas davantage. A d’autres !

Le voyageur libre est grand , jeune et blond ; c’est le damoiseau , le dandy , le Lovelace de la partie. Il a de beaux appointements, une allocation quotidienne indéterminée, et la confiance de son patron. Souvent il a fait ses études, et alors il lui est difficile d’échapper au pédantisme de son éducation ; souvent il est bachelier de l’illustre académie, et alors il affectera un purisme d’élocution qui eiU mis en joie Vaugelas et Letellier. A chaque ville aii il s’arrête, il prend un bain, se soigne comme une petite maîtresse, et renouvelle l’air de ses coussins élastiques. Toujours il fume le vrai Havane, cigare A quatre sous, porte des gants paille, un binocle octogone et un flacon d’alcali. A table, il boit du bordeaux-médoc et de l’eau de Seltz, ne touche pas aux gros plats, dédaigne les mets ordinaires, et se réserve pour les pots de crème , biscuits , macarons et autres chatteries , lorsqu’il y en a. En somme, il parle peu, mange peu, sort de table avant les autres. En le voyant, à sa démarche importante,

' ! sa mise boulevard de Gand, à ses manières polies et légèrement dédaigneuses,

au luxe de sa table et aux égards que partout dans l’hôtel on a pour lui, on se dit : «C’est le représentant d’une bonne niaison.» Habituellement II ne va point au café , ou , s’il y va , c’est pour lire les journaux et de là filer à ses affaires. En entrant dans une maison , il salue avec courtoisie, fait ses offres de service avec aisance ; mais sans bruit , sans fracas, s’y annonçant ainsi : «Monsieur, je représente telle maison.» Là s’arrête sa formule sacramentelle : si le connnettant a envie de lui confier une* commission , il la lui donne ; autrenu’nt le voyageur libre sait trop bien la dignité de sa maison pour descendre à la supplication , pour se résoudre à faire petitement l’article. En diligence, le voyageur libre prend le coupé, toujours le coupé ; il est galant avec les dames et honnête avec loin le monde, même avec le conducteur et le posiillon. C’est le type, aujourd’hui perdu , du voyageur élégant, du bon voyageur. L’an de Watt et la concurrence l’ont étouffé ; il a disparu, on n’entend plus parler de lui , son règne est fini.

Le voyageur /iacvous représente un écolier de dix-huil à vingl-deux ans ; cel éco-