Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/94

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3^ LE RAPIN.

moral de Théodore ne peut guère se développer d’une façon convenable ; aussi, sous le rapport de j’indéiiendance et de la iiauteur des idées, ne faul-il pas s’occuper de lui. Où prendra-t-il le temps de penser, le pauvre diable ! écarlelé qu’il est , on vient de le voir, entre des travaux de commande et un isolement plein de déboires sans cesse renaissants ? Il ne faut donc pas lui demander son opinion, même en matière de peinture, car il n’a pour ainsi dire pas d’opinion : celle de son maitre est la sienne ; du moins il le dit, et il le croit. Son maître est coloriste, et il afUrme que la couleur est, sans contredit , de toutes les qualités d’un peintre, la plus importante et la plus précieuse. Fi de Léonard de Vinci et de Rapliacl ! li de l’école florentine et de l’école romaine ! "Vive l’école vénitienne, au contraire ! vivent le Titien et Paul Véronèse !

voila de vrais peintres ! — Et si Théodore avait un maître dont les idées fussent 

complètement différentes de celles que nous venons dédire, son opinion aussi serait complélement différente. Il n’y a que le dessin, dirait-il, il n’y a que la ligne ; tout comme il disait tout à l’heure : Il n’y a que la couleur ! En toute autre espèce de matière, les idées de Théodore sont moins remarquables encore , s’il est possible , car il n’a positivement pas d’idées. Tirez-le de la peinture , et il sait h peine de quoi vous lui voulez parler. La littérature ? qu’est cela ? il l’ignore. Il sait bien qu’il existe des livres, mais il sait a peine le nom des plus élémentaires de ces livres, et il ne conçoit pas leur utilité. Entre la poésie et la prose, je ne suis pas bien sûr qu’il établisse une différence, sinon la différence qui se trouve dans la longueur des lignes. Du reste, vers ou prose, cela lui est bien égal. H a trouvé une fois, sur le poêle de l’atelier, un volume des Orientales, dont il n’a pu lire deux strophes de suite ; une autre fois, ta SaliimwiUre lui étant tombée sous la main, il s’est senti pris de bâillement avant d’être arrivé au bas de la première page : ce qui explique très-bien son dédain de la littérature en général. Cependant, pour être juste , je dois dire qu’il ne professe pas un trop grand mépris pour le drame moderne : In Tour de Nesie et Lucrèce Borcjia ont paiticulièrement mérité son approbation. Il m’a dit, le lendemain du jour où il avait vu par hasard ces deux pièces, qu’il trouvail de beaux sujets de tableaux là dedans.

Et en politique, me demandera-t-on , quelles sont les opinions de Théodore ? Ma foi ! je n’en sais rien. De ma vie je ne l’ai entendu prononcer un seul mot qui eût traita la politique ; et je crois qu’on lui apprendrait des dioses fort nouvelles, en l’instruisant de la révolution de juillet, de l’avènement, de Louis-Philippe et de la lutte entre les prérogatives de la cour et celles de la chambre des députés. Si l’on tirait des coups de fusil dans la rue , Théodore quitterait peut-être son pinceau pour se mettre a la fenêtre , mais il n’aurait certes pas la curiosité de demander pour qui ou pourquoi l’on fait tant de bruit. En affaire de religion , c’est la môme chose. Fourriérisles , saint-simoniens , père Enfantin et abbé Châtel , sont comme n’existant pas pour Théodore. H a bien vu , sur l’étalage d’un coiffeur , un buste en cire du père Enfantin ; mais comme ce buste ne portait pas d’étiquette, il a cru que c’était le portrait du maître de la maison, tout sirai)lement ; et il a blâmé beaucoup le dessin et la couleur de cette ligure.

Et l’amour ?...