Page:Les Soirées de Médan.djvu/133

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— Pas le moins du monde.

— Eh bien ! vous pouvez reprendre vos sacs. L’archevêque ne donne les lits des séminaristes qu’aux blessés.

Je remets dans mon sac les bibelots que j’en avais tirés, et nous repartons, cahin, caha, pour l’hospice de la ville. Il n’y avait plus de place. En vain les sœurs s’ingénient à rapprocher les lits de fer, les salles sont pleines. Fatigué de toutes ces lenteurs, j’empoigne un matelas, Francis en prend un autre, et nous allons nous étendre dans le jardin, sur une grande pelouse.

Le lendemain matin, je cause avec le directeur, un homme affable et charmant. Je lui demande pour le peintre et pour moi la permission de sortir dans la ville. Il y consent, la porte s’ouvre, nous sommes libres ! nous allons enfin déjeuner ! manger de la vraie viande, boire du vrai vin ! Ah ! nous n’hésitons pas, nous allons au plus bel hôtel de la ville. On nous sert un succulent repas. Il y a des fleurs sur la table, de magnifiques bouquets de roses et de fuchsias qui s’épanouissent dans des cornets de verre ! Le garçon nous apporte une entrecôte qui saigne dans un lac de beurre ; le soleil se met de la fête, fait étinceler les couverts et les lames des couteaux, blute sa poudre d’or au travers des carafes, et, lutinant le pomard qui se balance doucement dans les verres, pique d’une étoile sanglante la nappe damassée.

Ô sainte joie des bâfres ! j’ai la bouche pleine, et Francis est soûl ! Le fumet des rôtis se mêle au parfum des fleurs, la pourpre des vins lutte d’éclat avec la rougeur des roses, le garçon qui nous sert a l’air d’un idiot, nous, nous avons l’air de goinfres, ça