nous est bien égal. Nous nous empiffrons rôtis sur rôtis, nous nous ingurgitons bordeaux sur bourgogne, chartreuse sur cognac. Au diable les vinasses et les trois-six que nous buvons depuis notre départ de Paris ! au diable ces ratas sans nom, ces gargotailles inconnues dont nous nous sommes si maigrement gavés depuis près d’un mois ! Nous sommes méconnaissables ; nos mines de faméliques rougeoient comme des trognes, nous braillons, le nez en l’air, nous allons à la dérive ! Nous parcourons ainsi toute la ville.
Le soir arrive, il faut pourtant rentrer ! La sœur qui surveillait la salle des vieux nous dit avec sa petite voix flûtée :
« Messieurs les militaires, vous avez eu bien froid la nuit dernière, mais vous allez avoir un bon lit. »
Et elle nous emmène dans une grande salle où fignolent au plafond trois veilleuses mal allumées. J’ai un lit blanc, je m’enfonce avec délices dans les draps qui sentent encore la bonne odeur de la lessive. On n’entend plus que le souffle ou le ronflement des dormeurs. J’ai bien chaud, mes yeux se ferment, je ne sais plus où je suis, quand un gloussement prolongé me réveille. J’ouvre un œil et j’aperçois, au pied de mon lit, un individu qui me contemple. Je me dresse sur mon séant. J’ai devant moi un vieillard, long, sec, l’œil hagard, les lèvres bavant dans une barbe pas faite. Je lui demande ce qu’il me veut. — Pas de réponse. — Je lui crie :
« Allez-vous-en, laissez-moi dormir ! »
Il me montre le poing. Je le soupçonne d’être un aliéné ; je roule une serviette au bout de laquelle je tortille sournoisement un nœud ; il avance d’un pas,