On était enfin parvenu à se mettre à l’abri. Le cri de trahison s’élevait des groupes. De vieux soldats paraissaient résolus encore, mais les recrues se refusaient à continuer. « Qu’ils aillent se faire tuer, » disaient-ils, en désignant les officiers, c’est leur métier à eux ! « Moi, j’ai des enfants, c’est pas l’État qui les nourrira si je suis mort ! » Et l’on enviait le sort des gens un peu blessés et des malades qui pouvaient se réfugier dans les ambulances.
« Ah ! ce qu’on a peur et puis ce qu’on garde dans l’oreille la voix des gens qui appellent leur mère et demandent à boire, » ajoutait-il, tout frissonnant. Il se taisait, et regardant le corridor d’un air ravi, il reprenait : « C’est égal, je suis bien heureux d’être ici ; et puis, comme cela, ma femme peut m’écrire, » et il tirait de sa culotte des lettres, disant avec satisfaction : « Le petit a écrit, voyez, » et il montrait au bas du papier, sous l’écriture pénible de sa femme, des bâtons formant une phrase dictée où il y avait des « J’embrasse papa » dans des pâtés d’encre.
Nous écoutâmes vingt fois au moins cette histoire, et nous dûmes subir pendant de mortelles heures les rabâchages de cet homme enchanté de posséder un fils. Nous finissions par nous boucher les oreilles et par tâcher de dormir pour ne plus l’entendre.
Cette déplorable vie menaçait de se prolonger, quand un matin Francis qui, contrairement à son habitude, avait rôdé toute la journée de la veille dans la cour, me dit : « Eh ! Eugène, viens-tu respirer un peu l’air des champs ? » Je dresse l’oreille. « Il y a un préau réservé aux fous, poursuit-il ; ce préau est vide ; en grimpant sur le toit des cabanons, et c’est facile,