Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 02.djvu/423

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Non veder, non sentir, m’è gran ventura ;
Però non mi destar ; deh parla basso[1] !

Certes, si l’inimitié qui règne entre la fortune et le génie, entre la grandeur de l’un et la jalousie de l’autre, n’avait pas empêché de conduire cette œuvre à sa fin, l’art aurait pu montrer à la nature qu’il la dépassait de beaucoup en toute pensée. Pendant que Michel-Ange y travaillait avec une ardeur et un amour sans pareils, le siège de Florence, qui ne lui permit pas de la terminer, augmenta d’intensité, l’an 1529. Aussi ne travailla-t-il plus, ou rarement, ayant été chargé par ses concitoyens de fortifier, outre la colline de San Miniato, toute la ville, comme nous l’avons déjà dit. Comme il avait prêté mille écus à la République, et qu’il se trouvait être des Neuf de la milice, chargés de tout ce qui concernait la guerre, il se consacra tout entier, en pensée et en action, à perfectionner les fortifications. Quand l’armée ennemie eut complètement investi la ville, et que l’espérance de se voir secourir eut abandonné les assiégés, les difficultés de la vie croissant chaque jour, Michel-Ange, s’estimant être dans un pas difficile, se décida à mettre sa personne en sûreté et à sortir de Florence, pour se rendre à Venise, sans faire connaître sa route à qui que ce fût.

Il partit donc secrètement par la voie de San Miniato[2], sans que personne le sût, emmenant avec lui Antonio Mini, son élève, et l’orfèvre Piloto, son fidèle ami ; ils emportèrent sur eux une camisole dans laquelle ils avaient cousu des écus. Arrivés à Ferrare, tandis qu’ils se reposaient, ils trouvèrent qu’en raison de la guerre et de la ligue de l’empereur et du pape contre Florence, le duc Alphonse d’Este avait donné des ordres et voulait savoir, en secret, de tous les hôteliers, les noms de tous ceux qu’ils logeaient et la liste des étrangers, de quelque nation qu’ils fussent, qu’on lui apportait chaque jour. Michel-Ange étant donc arrivé dans cette ville avec l’intention de ne pas être reconnu, à peine descendu de cheval, fut dénoncé par ce moyen au duc, qui en fut enchante, étant devenu son ami. Ce prince avait beaucoup de grandeur d’âme, et tant qu’il vécut, il se plut à honorer le mérite. Il envoya aussitôt quelques-uns des premiers de sa cour, pour se présenter de sa part à Michel-Ange avec des chevaux pour

  1. « Il m’est doux de dormir, et encore plus d’être de pierre : — Tant que durent le malheur et la honte, — Ne pas voir, ne pas sentir, c’est un grand bonheur pour moi ; — Aussi ne me réveille pas ; je t’en prie, parle bas ! »
  2. Le 21 septembre 1629.