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Page:Les voyages advantureux de Fernand Mendez Pinto.djvu/84

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Voyages Aduentureux

vif. Ainſi entré que ie fus en la ſeconde cour, ie treuuay le Roy monté ſur vn Elephant, & accompagné de plus de cent hommes, ſans y comprendre ſes gardes qui eſtoient encore en plus grand nombre. Comme il me vid venir à luy, tout troublé que i’eſtois, & hors d’haleine, il me dit par deux fois, Iaugano, tacor, qui ſignifie, N’ayes point de peur, mais vien-t’en pres de moy, & tu ſçauras le ſuiet pourquoy ie t’ay enuoyé querir. Là-dessus ayant fait ſigne de la main à dix ou douze de ceux qui eſtoient plus proches de luy : par meſme moyen il me fit ſigne auſſi que ie regardaſſe. Ie tournay doncques ma veuë du coſté qu’il me monſtroit, & vis quantité de corps eſtendus ſur la place, & noyez dans vne grande mare de ſang, entre leſquels ie recogneu le More Coja Ale, auec qui i’eſtois venu. Ce que i’eus bien à peine apperceu qu’à meſme temps ie perdis les ſentimens & le peu de forces qui me reſtoient. Alors comme vn homme troublé & hors de ſoy-meſme, me iettant au pied de l’Elephant sur lequel le Roy eſtoit monté : Seigneur, luy diſ-je la larme à l’œil, oblige moy, ie te prie, de me prendre pour ton eſclaue, pluſtoſt que de faire finir mes iours par les tourments qui ont oſté du monde les corps que voila ; ie te iure par la foy de Chreſtien que ie n’ay point mérité la mort, comme ne t’ayant iamais offencé. Qu’il te ſouuienne auſſi que ie ſuis nepueu du Capitaine de Malaca, qui te donnera pour moy telle ſomme d’argent que tu voudras, ioinct que tu as dans ton port le Iurupango, dans lequel ie ſuis venu, quantité de marchandiſes, que tu peux prendre dés maintenant s’il te plaiſt ainſi. M’oyant parler de ceſte ſorte, À Dieu ne plaiſe, s’eſcria-il, que ie faſſe iamais telle choſe, non, non, n’ayes point de peur, aßie toy ſeulement, & te r’aſſeure, car ie voy bien que tu es tout effrayé, puis lors que tu ſeras hors d’apprehenſion & en eſtat de m’ouyr ; ie te diray pourquoy i’ay faict tuer le More qui eſt venu auec toy, & ſans mentir, s’il euſt eſté Portugais ou Chreſtien, ie te iure par ma Loy que ie ne l’euſſe point fait mourir, quand meſme il m’euſt tué mon propre fils. Mais recognoiſſant que pour tout ce qu’il me pouuoit dire, la peur ne me quittoit point, & que l’aſſeurance qu’il taſchoit de me donner par ces paroles n’eſtoit pas