Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/141

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à qui je n’avais pu même faire mes adieux. Je n’étais nullement fâché d’avoir renoncé à la médecine ; au contraire, je demandais pardon à Dieu de l’avoir exercée. Je ne laissai pas de compter avec plaisir l’argent que j’avais dans mes poches, bien que ce fût le salaire de mes assassinats. Je ressemblais aux femmes qui cessent d’être libertines, mais qui gardent toujours à bon compte le profit de leur libertinage. J’avais, en réaux, à peu près la valeur de cinq ducats : c’était là tout mon bien. Je me promettais, avec cela, de me rendre à Madrid, où je ne doutais point que je ne trouvasse quelque bonne condition. D’ailleurs, je souhaitais passionnément d’être dans cette superbe ville, qu’on m’avait vantée comme l’abrégé de toutes les merveilles du monde.

Tandis que je rappelais tout ce que j’en avais ouï dire, et que je jouissais par avance des plaisirs qu’on y prend, j’entendis la voix d’un homme qui marchait sur mes pas, et qui chantait à plein gosier. Il avait sur le dos un sac de cuir, une guitare pendue au cou, et il portait une assez longue épée. Il allait si bon train, qu’il me joignit en peu de temps. C’était un des deux garçons barbiers avec qui j’avais été en prison pour l’aventure de la bague. Nous nous reconnûmes d’abord l’un l’autre, quoique nous eussions changé d’habit, et nous demeurâmes fort étonnés de nous rencontrer inopinément sur un grand chemin. Si je lui témoignai que j’étais ravi de l’avoir pour compagnon de voyage, il me parut de son côté sentir une extrême joie de me revoir. Je lui contai pourquoi j’abandonnais Valladolid ; et lui, pour me faire la même confidence, m’apprit qu’il avait eu du bruit avec son maître, et qu’ils s’étaient dit réciproquement un éternel adieu. Si j’eusse voulu, ajouta-t-il, demeurer plus longtemps à Valladolid, j’y aurais trouvé dix boutiques pour une ; car, sans vanité, j’ose dire qu’il n’est point de barbier en Espagne qui sache mieux que moi raser à poil et à