Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/379

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la maison paternelle ? Vous m’avez nommé, répondit mon camarade. À ces mots, ils se levèrent de table tous deux, et s’embrassèrent à plusieurs reprises. Ensuite le seigneur Manuel dit à la compagnie : Messieurs, cet événement est tout à fait merveilleux. Le hasard veut que je rencontre et reconnaisse un frère que je n’ai point vu depuis plus de vingt années pour le moins : permettez que je vous le présente. Alors tous les cavaliers, qui par bienséance se tenaient debout, saluèrent le cadet Morales, et l’accablèrent d’embrassades. Après cela, on se remit à table, et l’on y demeura toute la nuit. On ne se coucha point. Les deux frères s’assirent l’un auprès de l’autre, et s’entretinrent tout bas de leur famille, pendant que les autres convives buvaient et se réjouissaient.

Luis eut une longue conversation avec Manuel ; et, me prenant ensuite en particulier, il me dit : Tous ces cavaliers sont des domestiques du comte de Montanos, que le roi a nommé depuis peu à la vice-royauté de Mayorque. Ils conduisent l’équipage du vice-roi à Alicante, où ils doivent s’embarquer. Mon frère, qui est devenu intendant de ce seigneur, m’a proposé de m’emmener avec lui ; et sur la répugnance que je lui ai témoignée que j’avais à vous quitter, il m’a dit que si vous voulez être du voyage, il vous fera donner un bon emploi. Cher ami, poursuivit-il, je te conseille de ne pas dédaigner ce parti. Allons ensemble à l’île de Mayorque. Si nous y avons de l’agrément, nous y resterons, et si nous ne nous y plaisons point, nous reviendrons en Espagne.

J’acceptai volontiers la proposition. Nous nous joignîmes, le jeune Morales et moi, aux officiers du comte et nous partîmes avec eux de l’hôtellerie avant le lever de l’aurore. Nous nous rendîmes à grandes journées à la ville d’Alicante, où j’achetai une guitare et me fis faire un habit fort propre avant l’embarquement. Je ne pensais plus à rien qu’à l’île de Mayorque ; et Luis Mora-