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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/104

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tout-puissant attaché à votre présence, qui enivre mon âme, qui l’égare à un tel excès, qu’il en efface jusqu’au souvenir de mes maux. Mon ami ! avec trois mots vous me créez une âme nouvelle, vous la remplissez d’un intérêt si vif, d’un sentiment si tendre et si profond, que j’en perds la faculté de me rappeler le passé, et de prévoir l’avenir. Oui, mon ami, je vis tout en vous ; j’existe, parce que je vous aime, et cela est si vrai, qu’il me paraît impossible de ne pas mourir quand j’aurai perdu l’espoir de vous voir. Le bonheur de vous avoir vu, le désir, l’attente de vous revoir m’aident et me soutiennent contre ma douleur. Hélas ! que devenir, lorsqu’au lieu de l’espérance, je n’aurai que le regret si douloureux de ne pas vous voir ! mon ami, avec vous je n’ai pas pu mourir, sans vous je ne peux, ni ne veux vivre. Ah ! si vous saviez ce que je souffre, quel déchirement affreux mon cœur éprouve lorsque je suis abandonnée à moi-même ; lorsque votre présence ou votre pensée ne me soutient plus ! Ah ! c’est alors que le souvenir de M. de M…[1] devient un sentiment si actif, si pénétrant, que ma vie et mon sentiment me font horreur. J’abhorre l’égarement et la passion qui m’ont rendue si coupable, qui m’ont fait répandre du trouble et de la crainte dans cette âme sensible et qui était toute à moi. Mon ami, concevez-vous à quel point je vous aime ? Vous faites diversion aux regrets et aux remords qui déchirent mon cœur : hélas ! ils suffisaient pour me délivrer d’une vie que je déteste ; vous seul et ma douleur êtes tout ce qui me reste dans la nature entière ; je n’y ai plus d’intérêt, plus de liens, plus d’amis, je n’en ai pas besoin : vous

  1. M. de Mora.