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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/105

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aimer, vous voir, ou cesser d’exister, voilà le dernier et l’unique vœu de mon âme. La vôtre ne me répond pas, je le sais, et je ne m’en plains point. Par une bizarrerie que je sens, mais que je ne saurais vous expliquer, je suis loin de désirer de retrouver en vous tout ce que j’ai perdu : c’en serait trop ; quelle créature a jamais mieux senti que moi le prix de la vie ? N’est-ce pas assez que d’avoir béni et chéri la nature une fois ? combien de milliers d’hommes ont passé sur la terre sans avoir à lui rendre grâce ! Oh ! combien j’ai été aimée ! une âme de feu, pleine d’énergie, qui avait tout jugé, tout apprécié et qui, revenue et dégoûtée de tout, s’était abandonnée au besoin et au plaisir d’aimer : mon ami, voilà comme j’étais aimée. Plusieurs années s’étaient écoulées remplies du charme et de la douleur inséparables d’une passion aussi forte que profonde, lorsque vous êtes venu verser un poison dans mon cœur, ravager mon âme par le trouble et le remords. Mon Dieu ! que ne m’avez-vous point fait souffrir ! Vous m’arrachiez mon sentiment, et je voyais que vous n’étiez pas à moi : comprenez-vous toute l’horreur de cette situation ? comment trouve-t-on encore de la douceur à dire : mon ami, je vous aime, mais avec tant de vérité et de tendresse qu’il n’est pas possible que votre âme soit froide en m’écoutant ? Adieu.


Vendredi, après la poste.

Vous êtes mécontent ; voyez si vous devez l’être : quelle âme avez-vous jamais animée d’un sentiment plus tendre et plus fort ? Mon ami, dans quel sens que vous regardiez et que vous jugiez mon âme, je vous défie d’y rien trouver qui puisse vous mécontenter ;