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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/106

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oh ! j’en suis sûre : jamais vous n’avez été autant aimé. Mais, mon Dieu ! ne me faites pas prononcer pourquoi je ne peux pas vous écrire où vous êtes ; je n’ose m’en avouer à moi-même la raison : c’est une pensée, un mouvement auxquels je ne veux pas m’arrêter : c’est un genre de supplice qui me fait horreur, qui m’humilie, et que je n’avais jamais connu. Vous me demandez comment je me trouvais de vous voir tous les jours ; oh ! non, ce n’est point une habitude : ce n’en pouvait jamais devenir une. Que ces couleurs sont froides, qu’elles sont monotones ! comment les comparer au mouvement rapide et violent que nous font éprouver le nom et la présence de ce qu’on aime ? Non, non, je n’ai point été assez heureuse pour me surprendre dans l’illusion d’espérer que vous viendriez me voir, et de vous attendre ; aussi n’ai-je point entendu ouvrir, ni fermer ma porte. En effet, sans intérêt, sans désir, qu’importe ce qu’on voit, ce qu’on entend ? tout entière à mes regrets, je ne sens plus qu’un besoin, et je n’implore plus que vous et la mort. Vous soulagez mon cœur : vous le pénétrez d’un sentiment si tendre, qu’il m’est doux de vivre tout le temps que je vous vois ; mais il n’y a que la mort qui puisse me délivrer du malheur de votre absence.



LETTRE XXIX

Minuit, 1774.

Vous avez donc oublié, vous avez laissé là cette furie si folle, et si méchante tout ensemble ; encore si vous l’aviez laissée en enfer ! elle ne se plaindrait pas :