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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/113

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l’âme, il faudrait venir à bout de la vaincre, plutôt que de chercher à vous la faire partager. Et savez-vous, mon ami, ce qui peut me faire trouver cette force ? c’est la persuasion intime où je suis, qu’il n’est pas en vous de faire le bonheur d’une âme active et passionnée. Je ne vous dirai point ce qu’il serait si naturel de penser : c’est que je ne suis pas faite pour inspirer un sentiment profond ; c’est que je ne dois pas prétendre à plaire, à fixer. Tout cela est vrai sans doute ; mais ce n’est pas cela qui fait que je vous dis qu’il n’est pas en vous de faire le bonheur d’une âme forte et sensible. Je fais à cette âme-là le visage de Mme de Forcalquier à vingt ans ; je lui donne la noblesse de Mme de Brionne, les grâces d’Aglaé, et l’esprit de Mme de ***, orné ou enté de celui de Mme de B… ; et quand j’ai composé cet être parfait, je vous répète encore qu’il n’est pas en vous d’en faire le bonheur. Pourquoi cela ? Et pourquoi ? le voici : c’est que, pour vous, aimer n’est qu’un accident de votre âge qui ne tient point à votre âme, quoiqu’elle en soit agitée quelquefois ; c’est que votre âme est par-dessus tout, élevée, noble, grande, active ; mais qu’elle n’est ni tendre, ni passionnée. Ah ! croyez que je suis au désespoir d’avoir vu si profondément ; j’ai tant de besoin d’aimer, tant de plaisir à aimer ce que je trouve aimable ! Il m’est si impossible d’aimer modérément, que le plus grand malheur qui pouvait m’arriver, était de découvrir en vous ce qui seul pouvait arrêter et peut-être éteindre mon sentiment : car je vous l’avouerai naturellement, je ne trouve pas en moi de quoi aimer seule. Avec la persuasion contraire, j’ai la force du martyr : je ne crains aucun genre de malheur. En souffrant et en souffrant beaucoup, je pourrais encore chérir la vie, adorer et bénir celui qui me