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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/114

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ferait souffrir ; mais c’est à condition que j’en serais aimée, mais aimée par attrait et non par reconnaissance ; par procédé, par vertu, tout cela est détestable, et n’est bon qu’à flétrir et abattre une âme sensible. Eh ! ne faisons point du plus grand bien que la nature nous ait accordé, une œuvre de commisération. Mon ami, il y a des moments où je me sens égale à vous : j’ai de la force, de l’élévation, et un mépris souverain pour tout ce qui est vil et malhonnête ; en un mot, j’ai le mépris de la mort si avant dans l’âme, que, sous quelque aspect qu’elle se présente, elle ne saurait m’effrayer un instant, et que presque toujours elle est un besoin actif pour moi. D’après cette connaissance que j’ai de moi, et de vous, je vous répète encore : aimons-nous, ou rompons à jamais ; mettons de la vérité et de la générosité dans notre conduite, et estimons-nous assez pour croire que tout nous est possible, hors de nous tromper et de vivre dans cet état de trouble et de crainte, que donne nécessairement l’incertitude d’être aimé. Dans cet état, mon ami, on n’a de confiance ni en soi, ni en ce qu’on aime ; on ne jouit de rien. Par exemple, dans ce moment-ci, je désire passionnément que vous reveniez ce soir d’Auteuil, et puis dans un autre instant, il me semble que je voudrais que vous y restassiez. Concevez-vous ce que fait souffrir ce combat entre le désir de l’âme, et cette volonté qui ne vient que de la réflexion ? Conclusion, c’est que je vous aime à la folie, et que quelque chose me dit que ce n’est pas ainsi que vous devez être aimé. Ce quelque chose fait tant de bruit autour de mon âme, que je suis toute prête à faire taire tout le reste, pour me livrer tout entière à cette affreuse vérité. Mon ami, je vous renvoie vos ouvrages, pour que vous ayez la bonté