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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/116

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vous occupe ! Que j’aime l’ardeur, l’activité de votre âme et de votre esprit ! Mon ami, vous avez tant de manières d’arriver à la gloire, que vous auriez tort de désirer la guerre. Livrez-vous à votre talent, à votre génie : écrivez, et en éclairant et en intéressant les hommes, vous acquerrez la gloire la plus flatteuse pour une âme sensible et vertueuse : en faisant le bien, vous jouirez de la célébrité la mieux méritée, et en vérité, la seule désirable dans ce siècle, où il n’y a qu’à opter entre la bassesse et la frivolité. Mon Dieu ! qu’il me serait affreux de recommencer à vivre comme j’ai fait pendant dix ans ! J’ai vu de si près le vice en action, j’ai été si souvent la victime des petites et viles passions des gens du monde, qu’il m’en est resté un dégoût invincible et un effroi qui me feraient préférer une solitude entière à leur horrible société. Mais où vais-je m’égarer ? Mon âme, en proie au sentiment le plus cruel et le plus déchirant, n’a pas besoin de retourner sur le passé pour se sentir accablée sous le poids de ma destinée.

Je meurs d’envie de voir le plan de votre pièce, c’est vous qui créerez le sujet : car il ne me paraît comporter d’intérêt et d’action que pour quelques scènes. Vous n’en aurez que plus de mérite en attachant et en intéressant pendant cinq actes. Racine a eu cette magie dans Bérénice. Votre sujet est plus grand et plus noble, et il est bien au ton de votre âme. Vous n’aurez pas besoin de vous élever : sans effort, vous êtes toujours de niveau à ce qui paraît exalté aux âmes vulgaires et communes. — Oui, mon ami, mes journées sont uniformes : mais bientôt je serai seule : tous mes amis partent, et c’est pour la première fois de ma vie que leur départ ne me coûtera pas un regret ; et si je ne vous paraissais pas trop