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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/117

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ingrate, je vous dirais que je verrai partir avec une sorte de plaisir M. d’Alembert. Sa présence pèse sur mon âme, il me met mal avec moi-même, je me sens trop indigne de son amitié et de ses vertus. Enfin, jugez de ma disposition : ce qui devrait être une consolation pour moi, est un surcroît à mon malheur ; mais c’est que je ne veux point me consoler : mes regrets, mes souvenirs me sont plus chers que tous les soins et les secours de l’amitié. Mon ami, il faut que mon âme soit tout à fait enlevée à sa douleur, et il n’y a que vous qui ayez ce pouvoir, ou il faut qu’elle en fasse son unique nourriture. Si vous saviez combien les livres me semblent vides et froids, combien il me paraît inutile de parler ou de répondre ! Mon premier mouvement surtout est de me dire : à quoi bon ? et je n’ai pas encore trouvé de réponse à cette question, ce qui fait que je suis quelquefois deux heures sans prononcer une parole, et que, depuis un mois, je n’ai touché une plume que pour vous écrire. Je sais bien qu’avec cette manière, il n’y a point d’amitié qu’on ne rebute ; mais j’y consens, mon âme est aguerrie, elle ne craint plus les petits maux. Ah ! combien le malheur concentre ! qu’on a besoin de peu de chose lorsqu’on a tout perdu ! que de biens je vous dois, mon ami ! que de grâces je devrais vous rendre ! Vous remettez de la vie dans mon âme ; vous me faites sentir de l’intérêt à attendre le lendemain ; vous me promettez de vos nouvelles : cette espérance fixe ma pensée. Vous m’aviez promis encore mieux, je devais vous voir ; mais je vous dirai comme Andromaque : à de moindres faveurs les malheureux prétendent. Adieu ; j’abuse de votre temps, de votre bonté, mais il est si doux, si naturel de s’oublier avec ce que l’on aime ! Ma plaie est si vive, mon âme est si malade, ma ma-